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lieutenant. Il portait encore dans sa vieillesse des pantalons très étroits avec des sous-pieds ; il sanglait sa taille épaisse, se frisait le toupet, et se coloriait les moustaches avec une certaine teinture persane, qui du reste avait plutôt des reflets rouges ou verts que noirs. A tout prendre, le lieutenant était un gentilhomme très estimable, bien qu’en jouant au whist il aimât à glisser dans le jeu du voisin son petit œil gris ; mais il faisait cela moins par amour du gain que par esprit d’économie, car il n’aimait pas à perdre inutilement son argent. C’est assez parler du lieutenant, venons à son histoire.

C’était dans la ville encore toute neuve alors de Nicolaïef[1]. On était au printemps. M. Yergounof, qui avait le grade de lieutenant dans la flotte, venait d’y être envoyé pour remplir une mission du gouvernement. On lui avait confié, comme à un officier solide et circonspect, la direction de certaines constructions maritimes ; on lui remettait fréquemment des sommes assez considérables, que, pour plus de sûreté, il portait constamment dans une ceinture de cuir bouclée autour de son corps. Le lieutenant Yergounof se distinguait en effet, malgré son jeune âge, par une grande prudence et une grande régularité de conduite : il évitait avec soin toute action inconvenante ; il ne touchait point aux cartes à cette époque, ne buvait pas de vin et fuyait même toute société, de sorte que, parmi ses camarades, il avait mérité près des bons sujets le surnom de jeune fille, tandis que les tapageurs lui donnaient le sobriquet de bonnet de nuit. Le lieutenant n’avait qu’une seule faiblesse : son cœur était trop sensible aux charmes du beau sexe ; mais de ce côté même il savait résister aux élans de la passion, et se gardait bien de ce qu’il eût appelé déroger. Il se levait et se couchait de bonne heure, remplissait ponctuellement ses devoirs, et n’avait d’autre distraction qu’une longue promenade du soir dans les quartiers éloignés de Nicolaïef. Il ne lisait jamais de livres, craignant l’afflux du sang au cerveau, et, même il était obligé chaque printemps de combattre par certaines décoctions cette pléthore. Ayant mis son uniforme et s’étant bien soigneusement brossé lui-même, notre lieutenant se dirigeait chaque soir vers les jardins fruitiers des faubourgs, dont il suivait à pas comptés les longues clôtures en bois. Il s’arrêtait souvent, admirait la belle nature, cueillait une fleur en guise de souvenir et ressentait une certaine satisfaction ; mais il n’éprouvait de plaisir véritable que lorsqu’il rencontrait « un petit cupidon, » c’est-à-dire quelque jolie bourgeoise qui, portant sur les épaules la mante qu’on appelle « chaufferette de l’âme, » sur la tête un mouchoir bigarré, et tenant un léger paquet sous son bras nu,

  1. Fondée près de l’embouchure du Dnieper.