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tous les signes du plus violent désespoir. Il devenait donc évident qu’elle ne s’était point attendue à l’assassinat. Ou bien l’aurait-on trompée elle-même ? n’aurait-elle point reçu sa part ? le remords se serait-il éveillé en elle ? Et pourtant elle avait quitté Nicolaïef avec cette abominable vieille qui devait certainement être au courant de tout… Le lieutenant ne savait que penser, et il n’ennuya pas peu souvent son brosseur en lui faisant répéter le signalement de la jeune fille et les paroles qu’elle lui avait dites.

Dix-huit mois plus tard, le lieutenant reçut d’Emilie, alias Frederica Bengel, une lettre en allemand qu’il se fit traduire aussitôt, et que depuis il nous montra plus d’une fois. Elle était tout émaillée de fautes d’orthographe, mais surtout de points d’exclamation. L’enveloppe portait le timbre de Breslau. En voici la traduction à peu près fidèle :

« Mon cher et incomparable Florestan ! monsieur le lieutenant Jörgenhof ! combien de fois me suis-je juré de vous écrire, et toujours, à mon grand regret, j’ai remis, quoique l’idée que vous puissiez me tenir pour complice de ce crime affreux ait toujours été pour moi la plus affreuse pensée ! Oh ! mon cher monsieur le lieutenant, croyez-moi, le jour où j’ai appris que vous étiez sain et sauf a été le plus beau jour de ma vie ! Mais je ne puis prétendre à me justifier complètement ; je ne veux pas mentir : c’est moi en effet qui ai découvert votre habitude de porter votre argent sur votre estomac (du reste, dans nos contrées, tous les bouchers et marchands de bestiaux font de même), et j’ai eu l’imprudence d’en parler ! J’ai même dit, comme par plaisanterie, qu’il n’y aurait pas grand mal à vous prendre un peu de cette somme. La vieille sorcière (oh ! monsieur Florestan, elle n’était pas ma tante !) entra immédiatement en conspiration avec ce monstre impie de Luigi et son autre complice ! Je vous jure, sur le tombeau de ma mère (qui était une honnête femme, pas comme moi !), que j’ignore jusqu’à présent quels étaient ces gens. Tout ce que je sais, c’est que lui se nommait Luigi, et qu’ils étaient arrivés tous deux de Bucharest, et que c’étaient certainement de grands criminels, car ils se cachaient de la police, et ils avaient de l’argent et des objets précieux. Ce Luigi était un terrible personnage : tuer son semblable n’était rien pour lui ! Il parlait toutes les langues, et c’est lui qui a écrit ma lettre. C’est lui qui a recouvré les objets volés par la cuisinière. Il pouvait tout faire, tout, tout ! C’était un terrible personnage ! Il a persuadé à la vieille qu’il ne ferait que vous étourdir un peu en vous donnant une certaine boisson, qu’ensuite il vous emmènerait hors de la ville et dirait qu’il ne sait rien, que c’est vous qui aviez pris un peu trop de vin ; mais le scélérat avait déjà dans l’esprit qu’il valait mieux vous faire un mauvais parti pour qu’après aucun