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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/695

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« À peine, dit-il, ai-je pu trouver quelques épiphonèmes ! » C’est qu’à ce moment il a près de lui un petit livre qui l’attire et le dispute à la rhétorique, celui du philosophe Ariston. Cet Ariston est, comme Rusticus, un stoïcien grondeur qui ne veut pas qu’on perde son temps à des bagatelles, et qu’au lieu de travailler à se rendre meilleur on balance des périodes et l’on cherche des raisons pour des sujets chimériques. Cependant Marc-Aurèle fait un effort : il va laisser dormir un moment Ariston et il profitera de son sommeil pour se remettre à son discours commencé ; mais, avant de le continuer, il fait ses réserves, il ne veut pas traiter le pour et le contre, comme son maître le lui conseille. « Ariston, lui dit-il, n’est pas assez endormi, il se réveillerait pour le défendre ».

Il semble qu’alors Marc-Aurèle fût encore indécis. Peut-être espérait-il pouvoir se partager entre la philosophie et la rhétorique, et faire une place à chacune d’elles dans ses études ; mais la philosophie est envahissante, elle n’accepta pas le partage. Une fois qu’elle se sentit maîtresse de l’âme du jeune prince, elle chassa le reste pour régner seule. Il est probable que Fronton ne se laissa pas chasser sans résistance, et qu’il essaya par tous les moyens de garder son élève, qui lui échappait. Nous avons quelques lettres de lui qui nous donnent l’idée de l’ardeur qu’il dut apporter à ce débat. Quoiqu’écrites plus tard et à une époque où le temps aurait dû lui apprendre à se résigner, elles sont pleines encore d’emportement et de passion, ce qui n’empêche pas qu’on n’y trouve aussi beaucoup de mauvais goût. Il est bien difficile à un rhéteur de s’en défendre quand il en a pris l’habitude, et la vérité des sentimens n’amène pas toujours chez lui celle des expressions. On sait que Quintilien, qui avait trouvé des larmes sincères pour pleurer la mort de son petit-fils, ne put pas trouver des paroles vraies pour en parler, tant il devient naturel à la longue de n’être plus naturel ! Ce qui aggrave ici le mal, c’est que précisément Fronton croit devoir appeler la rhétorique au secours de la rhétorique menacée ; aussi ses argumens ne sont-ils souvent que des métaphores. Il veut établir par ses raisonnemens les services que peut rendre la rhétorique, et il lui arrive de prouver par son exemple le danger d’y séjourner trop longtemps. Ce naïf rhéteur a tant vécu au milieu des mots et des phrases qu’il semble par momens avoir perdu le sens de la vie. Veut-on savoir par exemple l’idée qu’il se faisait d’un bon empereur ? Ce n’est pas celui qui administre avec talent, qui fait de sages lois ou qui défend courageusement son pays ; c’est celui qui parle bien. Voilà son premier devoir. Il faut qu’il sache parler au peuple, au sénat, aux armées pour se faire obéir, aux ennemis pour se faire craindre. « S’il ne sait pas louer ceux qui font le bien, blâmer ceux