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leurs ateliers qu’ils étaient suivis au-delà des mers par les artisans huguenots. Marchands, fabricans, ouvriers, presque toutes les forces vives du royaume se portaient ailleurs. Diverses branches d’industrie, telles que la verrerie et la papeterie, gardent encore aujourd’hui en Angleterre la preuve qu’elles ont été en grande partie entées par l’habileté de nos concitoyens : dans le langage technique de ces arts manuels, on retrouve un assez grand nombre de mots qui décèlent une racine française altérée et modifiée par la prononciation saxonne. Ce sont comme les caractères plus ou moins effacés d’un ancien brevet d’invention. Depuis des siècles, la Grande-Bretagne nous enviait surtout nos soieries, nos velours, nos dentelles, nos gazes, nos étoffes légères, élégantes et délicates. La France tenait dans le monde le sceptre de la mode. Les articles de toilette et objets de luxe exportés de l’autre côté du détroit montaient à une valeur de 62,500,000 francs par an, tandis que l’Angleterre n’importait pas chez nous pour plus de 25 millions de marchandises. A peine les artisans français se furent-ils établis à Londres et dans d’autres villes du royaume-uni, qu’ils empêchèrent l’argent anglais de s’écouler à l’étranger. Vers la fin du XVIIe siècle, c’est-à-dire douze ou quinze ans après la révocation de l’édit de Nantes, l’Angleterre avait non-seulement cessé d’être notre tributaire pour la fabrication de la soie, mais, non contente de se fournir elle-même, elle approvisionnait des marchés de l’Europe alimentés jusque-là par notre seule industrie. Il en était de même pour les tapis, les cotonnades imprimées, les bas de soie et bien d’autres produits alors fort recherchés. Ce que nos voisins appellent irish poplin (popeline irlandaise) serait beaucoup mieux nommée popeline française, car c’est un groupe de réfugiés de notre nation qui introduisit à Dublin la fabrication de cette étoffe. Il n’y a peut-être pas une branche de manufacture qui n’ait été créée ou tout au moins ravivée au-delà du détroit par les huguenots chassés de leur pays. Les arts mécaniques gagnent quelquefois à être transplantés, et les Anglais sont aujourd’hui nos maîtres dans tel ou tel métier dont nous leur avons enseigné les secrets. Peu inventeurs, ils appliquent et perfectionnent les découvertes de leurs voisins. Leur industrie s’est formée comme leur langue, en dérobant des formules, des tournures, des procédés à toutes les autres nations ; mais, grâce à une force d’absorption et de volonté qui est bien le trait le plus saillant du caractère anglo-saxon, le génie de la race a frappé tous ces emprunts d’un caractère profondément national.

Qu’est devenue pourtant cette population toute française jetée, il y a cent quatre-vingt-trois ans, sur un rivage ami ? C’est vainement qu’on la chercherait aujourd’hui en Angleterre ; elle a disparu ou plutôt elle s’est transformée en s’alliant à la grande famille