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serai plus avancée. Villers m’écrit dès lettres où l’amour de Kant et de moi se manifestent, mais Kant est préféré. — Adieu, Camille, adieu. »


Le nom de Mme de Krüdner, qui revient assez ironiquement sous la plume de Mme de Staël, nous est un indice que Camille se sentait alors de l’attraction vers cet autre côté. Il n’avait que trente-un ans. Nature saine et droite, s’il regardait avec tant de complaisance tout ce qui avait quinze ans et la fille même de Mme de Krüdner, une douce beauté, sans doute c’est qu’il pensait déjà à des affections régulières et justes, au mariage qui devait bientôt, près d’une autre personne, le fixer et l’enchaîner[1].

Mme de Staël, refusée pour son projet un peu romanesque de l’Italie, n’en garda pas rancune à Camille ; mais le paroxysme de son enthousiasme diminua un peu. Nous avons pourtant d’autres lettres qui sont d’une date voisine et d’une grande vivacité encore. Camille Jordan lui avait envoyé des parties de sa traduction de Klopstock :


« Ce 3 juillet (1803[2], Coppet).

« Comment vous exprimer, mon ami, l’enthousiasme que m’a fait éprouver votre traduction de Klopstock ? J’ai tressailli, j’ai pleuré en la lisant comme si j’avais tout à coup entendu la langue de ma patrie après dix ans d’exil. Je vous ai aimé d’un sentiment nouveau qui avait plus de vie, plus de dévouement, plus d’émotion, que tout ce que j’avais éprouvé pour vous jusqu’alors. C’est là le vrai talent, celui de l’âme. L’imagination de Chateaubriand à côté de cela ne paraît que de la décoration. Le réel, le sincère est dans ces odes. Il y a une vie derrière ce style. Il y aura une vie après, et celle-là peut-être vous en passerez quelques jours avec moi. — Je ne puis vous dire tout ce que je voudrais, mais devinez-moi. Un de mes amis que vous connaissez assez froid, du moins en apparence, m’a égalé dans mes impressions : il a jugé, il a senti de même ; je n’ai de plus que lui qu’une tendresse pour l’auteur qui sera désormais l’un des trésors de ma vie. Mon père a dit en parlant de cette traduction : « Elle met le traducteur sur la première ligne des écrivains. » Croyez-moi, c’est ainsi que tous les hommes dignes de vous

  1. Mme de Staël n’aimait pas voir ses amis se marier ; elle le disait naïvement. Dans une lettre d’elle à Degérundo vers ce même temps, je lis ce passage : « Camille Jordan m’a écrit une lettre qui l’a fait beaucoup aimer de mon père. Pour moi, c’est décidé depuis longtemps, j’ai le plus tendre attrait pour lui, et je pense avec peine que vous le marierez, et qu’il aura des affections nouvelles qui me reculeront de plusieurs degrés. Je lui écrirai la première fois contre le mariage ; j’ai un beau morceau sur ce sujet, qui vous convaincrait vous-même, si Annetto (Mme Degérando) n’était pas là. »
  2. Je mets à cette lettre la date de 1803. En effet, il résulte de deux passages que Chateaubriand était déjà célèbre, et que M. Necker vivait encore.