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ici que l’attentat du 16 avril devenait le symptôme criant d’une situation profondément troublée.

Qu’est-ce donc en effet que le nihilisme en Russie ? M. Schedo-Ferroti, ce publiciste devenu la bête noire de M. Katkof, a voulu en retracer l’histoire, les origines confuses et les caractères dans un livre qui a paru il y a quelque temps. La commission d’enquête nommée à la suite de l’attentat du 16 avril a essayé d’en saisir l’organisation et les ramifications. Avant tout le monde, M. Tourguenef, dans ses romans, surtout dans ses récits de Fumée, de Pères et enfans, en avait décrit les types vivans avec sa netteté de trait et sa vigoureuse hardiesse d’observation. Au fond, c’est moins une philosophie que le produit amer d’une société plongée dans un profond chaos moral, pervertie par une longue corruption d’idées et de mœurs. C’est moins une doctrine que le fruit d’une fermentation malsaine. C’est le résumé et le dernier mot de tous les instincts de radicalisme et de révolution qui depuis longtemps s’agitent au cœur de la nation russe. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le nihilisme a commencé de germer et de se propager. Il existait déjà obscurément sous le dur régime de l’empereur Nicolas. Il s’est frayé une issue au commencement du règne actuel par ce qu’on appelait alors la littérature manuscrite, la littérature accusatrice, où tout ce qu’il y a d’esprit critique dans la société russe débordait avec une sorte de passion. Seulement il ne s’appelait pas encore le nihilisme. Depuis, il s’est répandu un peu partout, il a trouvé des adeptes dans la plupart des universités, dans les villes, parmi tous ceux qu’une vague inquiétude et la haine du présent jetaient à la recherche de l’inconnu.

La jeunesse presque entière est devenue nihiliste, ne fût-ce qu’un moment, par caprice, par exubérance, et les femmes à leur tour s’en sont mêlées ; elles ont tenu même à se distinguer par un costume. Les dames nihilistes russes, elles, se font reconnaître à leurs cheveux courts, à un chapeau rond, à des lunettes bleues et à une absence totale de crinoline. On en cite qui portent galamment ce costume et qui ont fait plus d’un adepte à la doctrine de la vraie lumière. Dames et jeunes gens représentent manifestement, à ce qu’ils croient, la Russie de l’avenir ! Un des premiers nihilistes, il y a quelques années, fut le malheureux Tchernischevski, qui est aujourd’hui aux mines en Sibérie. Il avait écrit un roman sous ce titre : Que faire ? œuvre longue, diffuse, qui a passé cependant pour l’évangile de la nouvelle démocratie russe, et qui proposait toute sorte de moyens pour mettre l’idée en pratique. Une des plus vives et des plus curieuses peintures du nihilisme a été le roman de Pères et enfans, où M. Tourguenef met en présence deux