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appartient à l’Institut ; trois ou quatre de ses ouvrages ont réussi à l’Opéra-Comique, et cela suffit pour que, lorsqu’il vient, après trente ans de laborieuses transformations, frapper à la porte de l’Académie impériale, cette porte s’ouvre honorablement. Maintenant que l’administration aime les succès d’estime, on le comprend ; mais on comprendra bien mieux encore qu’elle leur en préfère d’autres plus complets, et l’habileté, c’est d’avoir, par l’engagement de Mlle Nîlsson, assuré la faveur publique à ce qui, sans le charme prestigieux de la jolie Suédoise, n’eût peut-être pas vécu l’espace de vingt soirées. Qu’importe, s’il y a succès, que le succès soit en dehors de la partition, que l’intérêt repose tout entier sur la cantatrice ? Le théâtre est un champ de bataille où chacun combat pour soi, et quand un musicien a de ces défaillances, tant pis pour lui si son ouvrage réussit sans qu’il s’en mêle. Or M. Thomas, c’est une justice à lui rendre, n’a rien négligé pour faire couler l’embarcation. Si le navire flotte, on sait d’où vient le vent qui le maintient et quelle bienfaisante fée le remorque. La musique même de cet acte privilégié, que serait-elle indépendamment de l’appareil scénique, disposé, réglé de main d’artiste ? Que vaudraient sans le paysage, et surtout sans la Fioretti, ces airs de ballet bretonnans auxquels les frissonnemens du tambourin et les tenues nasillardes de l’importun biniou prêtent leur grâce aimable ? Quant à ce que chante Ophélie, sérieusement existe-t-îl dans tout cet intermède quelque chose qui ressemble à de l’inspiration ? Arrangement, adaptation, dextérité, c’est tout ce qu’on peut dire, et quand je compare cette scène. à celle de la Lucia, Donizetti me paraît garder plein avantage. Qu’y a-t-il ? Un bout de valse, une complainte suédoise, et, pour relier ensemble les deux motifs, quelques fragmens de récit où Mlle Nilsson fait jaillir sa note à elle, son accent ! J’ignore comment de pareils chefs-d’œuvre s’élaborent dans le secret du cabinet, les entendre en public me suffit et au-delà ; il me serait cependant difficile de croire que la cantatrice ne soit point pour beaucoup dans la composition du morceau ; elle a dû tracer le plan, les effets de cette scène, elle en est l’auteur comme elle en est la virtuose. On se la figure inspirant le musicien, lui dictant ses thèmes. « Ici, vous placerez mon fameux trille, vous ferez tinter mes clochettes de cristal ; là, je veux un éclat de rire qui sanglote, plus loin vous ouvrirez l’écrin aux pierreries, et nous leur en donnerons pour un million ! » On verra quelque jour ce que deviendront en d’autres mains ce placage et cette mosaïque. L’art de Mlle Nîlsson, c’est d’avoir fondu, nuancé tout cela. Elle chanterait du Mozart ou du Mendelssohn que le charme n’en serait pas plus grand. L’illusion ne saurait aller plus loin. Pour la première fois de la soirée. on se détend, on pense à Shakspeare, c’est Ophélie.

Je dis son art, c’est plutôt son instinct, sa prédisposition. Le don de nature chez elle est des plus remarquables, tout la sert : sa voix d’abord,