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je fais. Je change d’avis quatre fois par jour ; cependant je crois que je vais à Francfort. Adieu, cher Matthieu, ne vous lassez pas d’aimer votre pauvre amie. (Que dit-on) à Paris de mon histoire ? — Je vous ai écrit de (Châlons), avez-vous reçu ma lettre[1] ? »


C’est pendant son voyage d’Allemagne que Mme de Staël reçut le terrible coup de la mort de son père. Elle s’empressa de revenir à Coppet, et, après avoir accompli le pieux devoir de publier les manuscrits paternels, elle résolut de partir pour l’Italie. Elle eut encore l’idée d’associer Camille à ce voyage, et elle l’y convia par une lettre d’une tendre amabilité :


« Vous savez, cher Camille, que Matthieu est ici et qu’il vous y attend avant le 10 août pour retourner avec lui à Paris. Aurez-vous un attrait de plus pour venir en sachant que je le souhaite autant que je puis souhaiter encore ? — Dans mes lettres à Matthieu, je vous appelais Pylade et Oreste, Gérando et vous, et par une équivoque il a cru que je proposais à Gérando de venir en Italie avec moi. Je n’y avais jamais songé, mais je renouvelais l’idée chérie de vous y mener. — Se peut-il en effet que vous refusiez l’occasion, peut-être l’a dernière (si la guerre continentale a lieu), de voir un tel pays ? Vous ne seriez pas seul avec moi, puisque j’emmène mes trois enfants et leur savant instituteur[2] ? — Vous feriez un acte de charité pour une personne dont l’âme est cruellement malade, et c’est un beau motif à donner. — Vous auriez jusqu’au 1er de novembre pour aller à Paris. Je vous irais prendre à Lyon, si vous vouliez. Vous seriez de retour le 15 de mai. En vérité un grain d’enthousiasme pour l’Italie, l’amitié et le malheur, devrait vous décider. — Venez ici en causer avec moi, ne me refusez pas sans m’entendre. — Adieu.

« Coppet, ce 21 Juillet (1804). »


Camille, enchaîné par ses habitudes et un peu casanier, ce semble, résista encore. Son amitié a des limites. On lui voudrait sans doute plus d’entraînement, un élan plus vif vers cette sœur de génie qui lui faisait signe tant de fois de venir. Résignons-nous à le voir tel qu’il était.

Camille Jordan, par son écrit sur le consulat, s’était annulé politiquement pour tout le temps de l’empire. Il vivait d’ordinaire à Lyon, il s’y maria[3] ; il fut reçu membre de l’académie lyonnaise

  1. Je supplée par les quelques mots placés entre parenthèses à des mots déchirés.
  2. Guillaume Schlegel.
  3. « Camille Jordan n’avait pas de fortune. Il épousa par inclination une Lyonnaise, Mlle Julie de Magneunin, qui lui apporta, avec une fort belle dot de 5 ou 600,000 francs, un minois assez piquant, avec de beaux yeux bleus, un petit nez retroussé et des dents blanches, que rendait encore plus blanches une fine moustache noire. M. de Gravillon possède son portrait peint en miniature par Guérin lorsqu’elle était jeune encore. Camille en fut épris autant que pouvait l’être sa nature un peu froide. Il eut de cette jeune personne, qui était elle-même une miniature au physique et au moral, trois enfans, deux fils et une fille qui fut Mme de Gravillon. Les fils et la fille n’existent plus, et il ne reste plus aujourd’hui de postérité masculine de Camille. » (Extrait d’une lettre de M. de Chantelauze.) — J’ai quelque regret d’ajouter que la veuve de Camille Jordan ne demeura point fidèle à ce nom illustre, et qu’elle se remaria, à l’insu de toute la famille, avec un capitaine, rédacteur de la Sentinelle de l’armée. Ce second mariage ne fut point heureux.