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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/771

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kaléidoscope musical qu’on tourne, qu’on retourne à satiété, jamais ne sera pris au sérieux par les vrais maîtres du théâtre, et quand on n’a qu’un pareil art à mettre au service de Shakspeare, le mieux est d’appeler à son aide « la belle Ophélie ! »

Comment s’étonner après cela que les amis de M. Faure s’attristent de le voir réduit à si fâcheux emploi ? Musicalement, le rôle est nul et répugne à ce tempérament vocal tout en dehors, qui veut se donner carrière ; on ne mène pas ainsi à l’enterrement pendant cinq actes une voix dont le secret est de charmer, de séduire, d’enlever une salle, et qui, pour plaire, a besoin de s’enrouler, de s’épanouir dans les délicatesses exquises ou les fanfares du style de Mozart, de Meyerbeer, de Rossini. Don Juan, Nevers, Guillaume Tell, à la bonne heure ; mais ce prince lamentable en baryton pleurard, ce sombre sur du sombre est ce qu’on pouvait imaginer de plus affligeant et pour l’artiste et pour le public. Le fantôme, Hamlet, Claudius, partout des basses, et, pour accroître encore les agrémens du paysage, le saxophone imitant le serpent d’un bedeau de paroisse ! Sauf une chanson à boire d’inspiration ordinaire et cette phrase saccadée qui voudrait peindre l’élancement de la folie, le rôle est tout entier maintenu dans une gamme absolument monotone. Ne trouvant que chanter, M. Faure se sera dit : Jouons, et la manière dont il cherche à dégager Shakspeare de ce fatras lui conciliera la faveur des gens éclairés.

Il y a sur le rôle d’Hamlet deux traditions fort distinctes, celle de Burbage et celle de Garrick. Burbage, qui, sous Shakspeare, son camarade et son ami, créa le rôle, le jouait en débraillé, les cheveux incultes, les bas mal tirés, sans rien laisser apparaître de cette élégance qu’on a vue depuis, et qui, je dois le dire, vous choque bien un peu quand on se représente l’ensemble du personnage, de même qu’on a quelque peine à se figurer Claudius, le politique profond et narquois, sous les traits rébarbatifs d’un scélérat de mélodrame. Il ne tiendrait qu’à nous, tandis que nous y sommes, d’aller faire un tour à Londres, dans la vieille Cité du XVIe siècle, et de conduire le lecteur à ce fameux théâtre du Globe où pendant la belle saison fonctionnait la troupe de Shakspeare. La salle comportait quatre ordres de places, que les spectateurs occupaient selon leur rang. Les banquettes sur le théâtre étaient, comme chez nous jadis, le poste par excellence. Là se pressait la jeunesse dorée, tout ce monde aristocratique de dilettantes passionnés, protecteurs, amis du grand poète, les Southampton, les Pembroke, les Rutland. Sur le devant du parterre, vaste et libre espace à ciel ouvert, s’entassait le menu peuple des billets donnés, familiers de la maison, comédiens en disponibilité, auteurs et critiques, et derrière eux les clercs, les artisans, le gros du public des ateliers et des fabriques. A la première galerie trônait le beau sexe ; les honnêtes femmes y siégeaient côte à côte avec les filles en