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Il faut les laisser se faire leur place elles-mêmes, et les accoutumer avoir dans l’influence qu’elles obtiennent, non pas un droit de leur nature, mais une récompense de leurs efforts. Elles sauront bien d’ailleurs se faire rendre justice le jour où elles voudront s’en donner la peine. Il n’y a pas de démocratie si effrénée, pourvu seulement que tout le monde y soit libre, où les sentimens conservateurs n’acquièrent une grande puissance, lorsqu’ils consentent à descendre dans l’arène et à disputer la domination de la place publique aux passions violentes qui ordinairement s’en emparent. Lors même que les classes qui représentent dans la société les principes conservateurs se tiennent à l’écart des affaires publiques, le seul poids des intérêts groupés autour d’elles suffit quelquefois pour faire pencher de leur côté la balance des volontés populaires. Il n’y a pas de démagogie si aveugle et si obtuse où les saines idées ne pénètrent quand elles sont prêchées avec franchise et défendues avec courage. Ceux qui se défient de la démocratie et qui désespèrent de son avenir sont ceux qui redoutent les devoirs nouveaux qu’elle leur impose, et qui ne se sentent pas la force de se faire leur place eux-mêmes au grand jour de la liberté.

Le suffrage universel n’a donc pas pour résultat nécessaire la. souveraineté absolue du nombre et le règne exclusif de la force brutale. L’intelligence, la richesse, la volonté, la conviction, le patriotisme, tous les pouvoirs moraux ou matériels dont nous avons admis la légitime influence, se font respecter et reconnaître sans le secours d’aucun privilège, et l’équilibre des forces naturelles se trouve rétabli dans la pratique sans que les lois interviennent pour les répartir à nouveau sur le fondement artificiel d’une équité toujours boiteuse. C’est en ce sens que le suffrage universel, si faux et si mauvais qu’il puisse paraître dans son principe, doit être considéré en définitive comme le mode de suffrage le plus équitable et le plus naturel. Tout en affichant la prétention de corriger les inégalités qui existent naturellement entre les hommes, il les respecte au contraire mieux que tout autre, car il n’entreprend ni de les classer, ni de les régir, et il les laisse s’exprimer comme elles l’entendent et comme elles le peuvent. Il ne risque ni de les diminuer, ni de les grossir, ni de les protéger outre mesure, ni de leur nuire injustement. Le suffrage universel est comme un champ de courses ouvert à tout le monde sans conditions : le point de départ est le même pour tous, mais les uns vont à pied, les autres à cheval, d’autres en voiture, quelques-uns même se font porter par leurs compagnons, de manière que les chances du combat sont matériellement fort inégales. Il peut arriver quelquefois qu’un hardi coureur dépasse un cavalier porté par un cheval vigoureux ; mais