Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/809

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus que personne à accréditer cette erreur funeste : ils en ont fait une déesse austère, reléguée parmi les orages et les précipices, et uniquement occupée à se venger de ses ennemis. La liberté, pour bien des Français, ne consiste pas à être indépendant dans sa personne et dans ses biens, dans ses opinions et dans son langage, à ne relever que de soi-même et des lois de son pays. Depuis qu’elle ne s’amuse plus à couper des têtes et à allumer des feux de joie avec le mobilier des palais, elle consiste à chanter la Marseillaise, à s’appeler « citoyen, » et à planter des arbres de la liberté remplacés dès le lendemain par l’écusson monarchique. Elle nous apparaît tour à tour comme une espèce d’instrument de torture et de macération glorieuse ou comme un carnaval populaire semblable à ces saturnales romaines où les valets et les maîtres changeaient de rôle pour quelques jours. C’est un intermède burlesque ou tragique entre deux gouvernemens éphémères, pendant lequel la société, campée sur des ruines, appelle à grands cris la venue d’un libérateur ou d’un maître.

Tout cependant n’est pas fait dans notre histoire pour donner une idée aussi injuste et aussi fausse de la liberté. A côté des souvenirs mauvais qui nous engagent à nous défier d’elle, elle nous en a laissé plusieurs que nous nous rappelons avec complaisance, et que les conservateurs eux-mêmes commencent à regretter un peu. D’ailleurs, pour qui sait voir et entendre, l’histoire même de nos malheurs et de nos vicissitudes passées n’est qu’une exhortation continuelle à la liberté. Poussés brusquement dans la démocratie par une secousse imprévue autant que violente, nous n’avons pas le temps de nous retenir sur la pente et de nous arrêter à moitié chemin. Il importe que nous improvisions en quelques années ce que nous aurions mûri pendant un demi-siècle ; il nous faut acquérir sans retard cette chose plus solide que les institutions les plus anciennes, plus sûre que les pouvoirs les plus forts et les mieux armés, cette chose utile à tous les gouvernemens du monde, mais indispensable à la démocratie, et que la liberté peut seule nous donner, — des mœurs publiques.


III

Malheureusement les raisons mêmes qui rendent désirable une liberté large et franche tendent aussi à éloigner l’opinion publique des idées libérales. C’est parce que nos institutions sont démocratiques que toutes les libertés nous sont nécessaires à la fois, et c’est pour cette raison même que la France conservatrice en a peur. Il y a quinze ans, elle se jetait dans les bras d’une dictature qu’elle suppliait de la sauver. Maintenant encore, s’il fallait l’en croire, on