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de différente nature, que ces conseils mixtes doivent rendre leurs jugemens. La tentation n’est-elle pas grande pour des juges que ne contient aucune responsabilité ? Si les parties se défient de ces tribunaux qui n’ont ni règles fixes ni jurisprudence arrêtée, elles peuvent aller au mekhémé ou tribunal du cadi ; mais ce magistrat ne connaît que la loi musulmane, c’est-à-dire le Coran et la vaste glose qu’y a rattachée le long travail des légistes mahométans. Or l’origine et le caractère religieux de cette loi font qu’elle s’applique mal à une société chrétienne ; elle en contrarie les traditions et en froisse les instincts les plus impérieux. Ce qui d’ailleurs suffirait à écarter les Grecs du mekhémé, c’est que la constante pratique des cadis est de n’y point admettre le témoignage des chrétiens dès qu’un musulman est intéressé dans l’affaire. Comme pour augmenter encore le mécontentement, ces primats, ces magistrats, ces gouverneurs, à qui l’autorité morale fait si complètement défaut, disposent le plus cavalièrement du monde de la liberté individuelle. Vous êtes jeté en prison sans savoir pourquoi, vous y restez le temps qu’il plaît à ceux qui ont intérêt à vous y garder.

Ce qui contribuait encore à rendre plus désagréable pour les Crétois tout démêlé avec la justice, c’était une mesure récemment prise qui contrariait des habitudes invétérées. En Crète, tous les indigènes, musulmans ou chrétiens, n’écrivent et ne parlent que le grec ; jusqu’alors donc les deux langues turque et grecque étaient placées dans l’île sur un pied d’égalité ; le grec était admis au même titre que le turc dans les requêtes et autres pièces que l’on avait à produire devant les tribunaux. C’était même dans cet idiome qu’on rédigeait ordinairement les actes de l’autorité ; on ne se servait guère du turc que pour libeller les minutes authentiques de ceux de ces actes qui devaient être envoyés à Constantinople. « Actuellement, disaient les Crétois en 1866, aucun acte, aucune pétition, aucune sentence ne sont reçus, s’ils ne sont écrits en turc. » Quelle est cette langue que le caprice de la Porte prétendait imposer aux Crétois ? Est-ce le turc populaire, celui que parlent entre eux les paysans de l’Anatolie ? Cet idiome est peut-être de toutes les langues connues la plus simple et la plus facile ; mais d’autre part il ne peut servir qu’à converser avec un artisan ou un laboureur. Si vous voulez comprendre un firman, il faut que vous commenciez par apprendre l’arabe et le persan. Les pâtres nomades du Turkestan n’avaient pas besoin de termes abstraits. Quand ils se trouvèrent les maîtres de grands empires, il leur fallut s’improviser une administration, un art, une littérature, une législation ; ils se virent alors forcés, afin de rendre des idées qui s’imposaient à eux pour la première fois, d’emprunter aux deux idiomes les plus cultivés de l’Orient les expressions qui leur manquaient. Des centaines de mots,