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la semaine suivante. Parmi les chefs crétois qui se signalèrent le plus, il faut citer au premier rang Hadji Michali de Lakkos, déjà célèbre pour s’être évadé la nuit, il y a quelques années, de la prison de La Canée, où le faisait garder Ismaïl-Pacha. Comme un héros d’Homère, il l’emporte sur ses compagnons par la hauteur de sa taille, par sa beauté, par sa force physique ; il a dans la physionomie et le langage quelque chose de l’inspiré et du prophète. On vante aussi Kriaris de Sélino et Korakas de Mylopotamo. Le frère du premier, fait prisonnier, avait été aussitôt décapité ; exaspéré, Kriaris commit dans les premiers temps plusieurs actes de cruauté. Les représentations des chefs hellènes l’amenèrent ensuite, ainsi que Korakas, à comprendre quel tort il faisait à sa cause par de pareilles représailles.

Malgré leur résolution et le courage de leurs chefs, les Crétois auraient fini par être contraints de céder, si le blocus que la Porte avait décrété et notifié dès le début de la guerre eût été effectif. Le manque de munitions et, quand l’île fut ravagée, le manque de pain, auraient tué l’insurrection. La faim est le seul ennemi dont ne puisse triompher la plus indomptable constance. Le divan avait envoyé en Crète tout ce qu’il avait de bâtimens à vapeur ; les feux étaient toujours allumés, et la dépense, avec les habitudes de gaspillage qui règnent en Turquie dans tous les services publics, était énorme. On n’en apprenait pas moins chaque semaine et souvent deux fois par semaine à La Canée que le Panhellénion, et plus tard l’Arkadi, qui lui succéda, avait déposé sur quelque point de la côte crétoise des vivres, des munitions, des volontaires. Les croiseurs turcs arrivaient toujours au moment où le rapide navire avait déjà jeté à terre ses passagers et sa cargaison, et pris en échange quelques blessés, des femmes et des enfans qui fuyaient le théâtre de la guerre. Ils lui donnaient la chasse à une distance respectueuse, et l’escortaient en échangeant avec lui quelques boulets jusque dans les eaux de la Grèce. Dans leur dépit, les Turcs étaient tentés de croire à quelque maléfice ; ils n’appelaient l’Arkadi que « le vapeur du diable, » sheïtan-vapori. Rien pourtant n’était plus naturel que ces perpétuelles déconvenues de la marine turque. L’étendue des côtes à surveiller et le voisinage des îles grecques, Cérigo, Milo, Syra, rendaient l’opération très difficile ; il y aurait fallu une vigilance et une activité singulières. C’était là, à ce qu’il paraît, trop demander aux officiers turcs ; chacun d’eux se mettait bien en route tous les jours pour faire le tour des promontoires et des baies dont la surveillance lui avait été confiée, mais il le faisait toujours à la même heure, avec une régularité qui donnait vraiment la partie trop belle aux forceurs de