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semblait mettre une barrière éternelle entre moi et tous ceux que j’aime, et j’étais si souffrante en arrivant à Turin que j’ai cru tomber tout à fait malade. Je commence depuis deux jours à me ranimer, à reprendre à des projets, à de l’avenir, et à sortir un peu de ce cercle d’idées si fatal que je suis bien décidée à éloigner le plus possible. — Je commence à observer ce qui m’entoure et à voir quelques personnes. — L’influence de l’Italie commence à se faire sentir ici non par le climat, mais par les mœurs. — Les femmes ont des sigisbées pour société et des abbés pour intendans. — Le prince Borghèse, qu’on n’appelle ici que le prince, a, dit-on, la petite cour la plus solennelle de l’Europe. Les anecdotes, les toilettes et les amours de cette petite cour me paraissent occuper tous les esprits et faire le fond de toutes les conversations. Notre ami, le comte Alfieri, a un prodigieux succès comme maître des cérémonies. — Les anciens grands seigneurs piémontais et les Français dans les administrations se rencontrent sans cesse à la cour et ne s’en aiment pas davantage. Les vanités du rang et de la puissance rappellent le grand monde de Paris, mais sont bien plus ridicules parce qu’elles s’agitent dans un plus petit cercle et ne se lient à aucun intérêt politique. — Je ne crois pas qu’il y ait de pays où l’on tienne plus à la représentation ; les maisons sont des palais, et l’on y conserve l’ancien luxe d’avoir un grand nombre de domestiques ; mais quand on arrive sans être attendu, on est tout surpris, après avoir traversé des antichambres, des salons, des galeries, de trouver la maîtresse de la maison dans un cabinet écarté, éclairé par une seule chandelle. — En tout, il me paraît d’usage ici de se donner le superflu aux dépens du nécessaire. — Le prince mène la vie la plus retirée, excepté les heures de représentation. Il passe tout son temps renfermé seul au fond de son palais. Cette retraite dure depuis deux ans. On a remarqué que depuis cette époque les jalousies des dernières pièces de son appartement étaient constamment restées fermées. — Un seul valet de chambre pénètre dans le dernier appartement, qui est tous les jours garni de fleurs nouvelles et… » (Le reste manque.)


L’autre lettre, datée de Rome, nous offre des traits assez fins sur les personnes, et n’est pas exempte, par endroits, d’une douce malice :


« Rome,21 avril (1813).

« Vous avez raison : je suis un peu difficile à vivre, mais pour rancuneuse, je ne le suis pas ; je dis ce qui me blesse et puis je n’y pense plus. — Me voici à Rome depuis douze jours. J’en ai passé cinq ou six couchée et souffrante ; me voici mieux, et je vais commencer à faire quelques courses. — J’ai déjà vu de fort belles choses, et je regrette de n’avoir pas le talent descriptif du baron de Voght pour vous en parler. — Il a laissé de bons souvenirs ici, et votre ami Deg. (Degérando), pour lequel c’était