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imprimait à ses discours un accent plus profond, plus pénétré. Il avait d’abord songé, dès les premières atteintes du mal, à renoncer à la vie publique, à refuser sa réélection de député (octobre 1818) : désapprouvé, blâmé fortement par ses amis politiques (Royer-Collard, M. Guizot, même M. Lainé) pour cette résolution qu’il avait prise de loin sans les consulter, il se laissa vaincre ; mais en le revoyant ils purent trop bien reconnaître que leur ami faisait un sacrifice au devoir. Chaque discours de lui désormais était au prix d’un visible et touchant épuisement. Un témoin de ce temps-là, un anonyme en qui je crois reconnaître la plume distinguée de Henri de Latouche, nous l’a présenté tel qu’il parut à la session de 1820, dans cette esquisse ressemblante et fidèle : « Si vous voyez s’avancer à la tribune d’un pas lent et réfléchi un homme de taille élevée, la figure douce et valétudinaire, les cheveux courts, poudrés et un peu crêpés ; si cet orateur promène sur l’assemblée un œil de bienveillance et de conviction ; que son discours soit commencé d’un accent noble, assuré et modeste à la fois, recueillez-vous, gardez un religieux silence, prêtez une exclusive attention. M. Camille Jordan va parler[1] ! »

Mme de Staël l’avait précédé dans la tombe : si elle lui avait survécu, elle l’aurait approuvé et applaudi jusqu’au terme ; elle l’eût de plus en plus admiré. Mme Récamier continua de l’aimer comme aux jours d’autrefois, comme aux années de l’exil à Lyon, comme aux plus anciennes et riantes saisons de 1802, quand elle l’allait chercher loin du monde, dans sa petite chambre de Meudon, pour faire ensemble des promenades dans les ruines. Les deux billets d’elle qui suivent, et dont l’un est écrit de la Vallée-aux-Loups, se rapportent aux dernières années de Camille :


« Cher Camille, j’ai été si triste et si souffrante que je n’ai même pas

  1. Pour suivre dans ses divers degrés la conduite de Camille Jordan et sa marche progressive courageuse à travers les débats passionnés de la restauration, pour s’en faire une juste idée, il faut lire l’Histoire du gouvernement parlementaire en France de M. Duvergier de Hauranne ; on y verra notamment, au tome IV, pages 67-69, le discours de Camille Jordan sur la liberté individuelle ; p. 255-257, son discours sur la juridiction du jury en matière de presse ; p. 294, son discours sur la loi du recrutement ; p. 466-469, son écrit intitulé La session de 1817 ; — puis au tome V, après une absence causée par la maladie, pages 458-460, son discours de rentrée contre le projet de loi sur la presse, discours qualifié d’acte de délire par M. de Serre ; p. 539-541, son discours pour un amendement à la loi électorale ; — enfin, au tome VI, page 34, sa lettre à M. Decazes, et p. 140-142 son dernier discours a l’occasion de l’adresse (31 janvier 1821), le chant du cygne. La collection des Discours de Camille Jordan, publiée en 1826, ne les donnant qu’en bloc, sans explication, et séparés des circonstances où ils se produisirent, est insuffisante. — On les retrouvera aussi, résumes et par extraits, mais encadrés comme il convient, dans l’Histoire, de la Restauration par M. L. de Viel-Castel.