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recouvrait la santé : elle apprenait en même temps qu’il avait pris la croix, qu’il l’annonçait à tout le monde; dès lors, nous dit Joinville, « elle mena aussi grand deuil que si elle l’eût vu mort »

Rien d’aussi solennel, d’aussi tristement poétique que les préparatifs de cette expédition. Personne n’en augurait bien, et tout le monde voulait en faire partie. C’était chez la noblesse de France une émulation de courage et un effort suprême pour obéir à Dieu Joinville, toujours si sobre de détails quand il s’agit de lui ne dit qu’un mot de son départ; mais que de choses dans ce peu de paroles! quel tableau saisissant! Malgré ses vingt-quatre ans qui le poussaient à guerroyer et à courir les aventures, il ne pouvait se défendre d’un sentiment très combattu, tant étaient forts les liens qui l’attachaient à la patrie. Il n’acceptait le sacrifice qu’à force de piété. « Alors, dit-il, je partis de Joinville sans rentrer au château à pied sans chausses et en chemise, et j’allai ainsi à Blecourt et à Saint-Urbain, et à d’autres reliques qui sont là. Et pendant que j’allais à Blecourt et à Saint-Urbain, je ne voulus jamais retourner mes yeux vers Joinville, de peur que le cœur ne m’attendrît du beau château que je laissais et de mes deux enfans. »

Peu de jours avant ce départ, il avait convoqué à Joinville pour recevoir ses adieux, tous ses hommes, tous ses fieffés, tous les habitans de sa terre, et c’est pendant que son château était plein de ce monde, la veille de Pâques, dans l’année 1248, qu’il était devenu père pour la seconde fois. Le fils qui lui était né prit nom de Jean, sire d Ancerville. « Nous fûmes, dit-il, en fêtes et en danses toute cette semaine. Mon frère, le sire de Vaucouleurs, et les riches hommes qui étaient là donnèrent à manger chacun l’un après l’autre le lundi, le mardi, le mercredi et le jeudi.. Mais le vendredi on fait trêve aux festins. Joinville les assemble tous et leur dit : « Seigneurs, je m’en vais outre-mer, et je ne sais si je reviendrai. Or avancez : si je vous ai fait tort de rien, je vous le réparerai l’un après l’autre. » Sur ce mot, il se lève et s’éloigne, les laissant s’expliquer entre eux sans les gêner par sa présence, et quand il rentre, il maintient sans débat tout ce qu’ils ont décidé; puis il s’en va à Metz en Lorraine et il y met en gage une grande partie de sa terre, afin d’être en mesure d’abord de payer ses dettes, « ne voulant Emporter nuls deniers à tort, » et en outre de pourvoir aux frais de son voyage Ce n’était pas une petite affaire que de transporter dan, ces contrées lointaines tous les hommes qui l’accompagnaient, savoir neuf chevaliers, dont deux ponant bannières comme lui Or ces neuf chevaliers avaient chacun près de quinze hommes de service, tant écuyers et sergens que valets, sans compter les chevaux et tout l’attirail de bataille. Un cousin de Joinville, le sire d’Apremont, comte de Sarrebruck, qui lui aussi allait à la croisade avec