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C’était presque tout pauvres gens, menu peuple, soldats ou pèlerins, et quelques-uns languissaient là depuis plus de vingt ans, depuis la trêve de 1228. Si tous ces malheureux lui avaient été rendus, il n’eût pas fait difficulté de retourner en France. Son cœur aurait souffert de laisser à l’abandon et presque démantelées les places fortes de la terre sainte, de ne rien tenter pour rétablir dans ces parages l’autorité du nom chrétien; mais les devoirs du roi auraient fait taire les regrets du croisé, tandis qu’un devoir nouveau, plus saint, supérieur à tout, venait de lui apparaître. Du moment qu’il ne pouvait partir qu’en laissant des milliers d’âmes chrétiennes exposées à l’apostasie, le départ lui semblait impossible. Ces âmes, n’était-ce pas lui qui en répondait à Dieu? N’était-ce pas à sa voix, sous sa bannière, que ces captifs avaient quitté leur toit et leur famille? Et on voulait qu’avant d’avoir tout essayé, tout entrepris pour briser leurs fers, il s’en allât tranquillement dans son palais, à Vincennes ou dans la Cité, reprendre son ancienne vie et ses royales habitudes ! Passe encore pour un conquérant qui n’enrôle et n’arme ses semblables qu’au profit de son ambition! Celui-là se dérobe au plus vite quand la bataille est perdue, s’épargnant le spectacle des malheurs qu’il a faits, laissant là les blessés, les mourans, échappant à leurs cris, à leurs malédictions, et s’écriant bien haut dans son naïf orgueil : Tout est sauvé, je suis vivant, je suis dans mon palais! Un chrétien, un héros, un chef d’armée chrétienne, comprend autrement le devoir et l’honneur.

Aussi le roi à aucun prix ne voulut quitter la Palestine. Il laissa tous ses compagnons libres de l’abandonner, et la plupart ne s’en firent pas scrupule, à commencer par ses deux frères. Peut-être les avait-il lui-même encouragés à suivre leur penchant. Ces jeunes princes pouvaient aider leur mère à défendre la France, s’il survenait quelque agression; mieux valait que le roi les laissât partir, bien que, à voir froidement les choses et l’état du royaume vis-à-vis de l’Europe, il n’y eût alors aucun sujet de sérieuse inquiétude. Le roi savait que chez sa mère l’extrême envie de déposer le fardeau de la régence la poussait à grossir les périls ; il savait que le roi d’Angleterre, harcelé comme il l’était alors par ses barons et par son parlement, ne serait pas de longtemps en mesure de guerroyer sur le continent; il pouvait donc sans trouble, sans manquer à son métier de roi, suivre la voix de sa conscience, obéir à sa charité et se montrer dans toute sa grandeur, car pour lui la gloire venait de commencer en même temps que les revers, et la fortune, en trahissant ses armes, lui avait fait cette insigne faveur d’apprendre au monde les beautés sans pareilles de son héroïque nature.

Ce n’en était pas moins, même au XIIIe siècle, en ce temps de chevalerie et de spiritualisme exalté, quelque chose d’extraordi-