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vraie, n’a pas été éprouvé par le poète. Quoi qu’il en soit, quiconque aura ressenti l’ingratitude sera tout préparé pour comprendre cette immense tragédie et la pénétrer à fond sans s’arrêter aux nombreuses critiques de détail qu’on en peut faire. Les défaillances de l’être, ses troubles, ses misères, tous ces courans humains qui traversent Hamlet, reparaissent en se disputant de nouveau l’atmosphère que le souffle horrible de l’ingratitude empoisonne cette fois.

À la légende de Holinshed fièrement élargie, assombrie, ravinée, Shakspeare a joint l’épisode de Glocester, emprunté à l’Arcadie de Sidney. À l’infortune du roi Lear, coupable envers l’une de ses filles et flagellé de si atroce façon par les deux autres, Shakespeare oppose en manière de pendant le sort non moins tragique de cet autre père qu’un bâtard pervers ensorcelle et trahit. Cette action double s’enchaîne, se déploie, mêlée en une seule avec un redoublement d’horreur. L’association du bâtard de Glocester et des deux sœurs dénaturées, cette rencontre dans la haine, puis dans l’amour, de trois monstres pareils, amènera l’empoisonnement de Régane par Goneril, le supplice de Cordélia et finalement la mort du père : catastrophes de famille auxquelles la politique fournit ses prétextes et sert de théâtre. Pour sauver l’intégrité de ce royaume tronçonné, les deux sinistres mégères s’escriment d’un commun effort. À la tête des armées de la France marche Cordélia, forte de son droit filial et de sa secrète intelligence avec les grands de l’empire, dont quelques-uns vont payer cher leur défection, Glocester tout le premier, à qui on arrache les yeux en plein théâtre, mutilation horrible et révoltante dont la mort de Cornouailles est le contre-coup. S’il n’existe point dans Shakespeare d’ouvrage plus fécond en atrocités de tout genre, on chercherait en vain une autre pièce, je n’excepte même pas Titus et Andronicus —, où l’horrible soit présenté sous une forme plus repoussante. Frères contre frères, sœurs contre sœurs, pères contre leurs enfans, enfans contre leurs pères, époux contre époux, c’est la sauvagerie, l’animalité humaine dans sa plus étonnante furie ; le brutal effarement de ces familles se ruant à leur propre destruction vous saisit, vous épouvante. Vous y voyez d’abord tout le sujet, toute la tragédie, et cependant l’idée est bien autrement grande. Consommés en dehors des liens du sang et par des ennemis ordinaires, tous ces attentats seraient moins hideux. « C’est cet étroit cercle de la parenté où ces actes se pressent, s’entassent, qui fait, dit Schlegel, qu’on se les représente comme d’effroyables cataclysmes du monde moral. Le tableau grandit, gigantesque, et vous en éprouvez ce sentiment d’horreur que vous inspirerait la pensée de voir les corps célestes sortir de leurs orbites. »

Nul ouvrage de Shakespeare n’a plus que celui-ci fourni matière aux opinions extrêmes. Les Anglais veulent que le Roi Lear soit le point culminant du grand art tragique. Les critiques allemands du XVIIIe siècle