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de la vaincre dans le mal comme elle l’a vaincue au premier acte par l’emphase de ses paroles. N’est-ce pas elle, la douce et sensible Régane, qui expulse de sa propre autorité la suite du vieux roi et ne consent qu’à le garder seul ? Race de dragons et de vipères qui, une fois débarrassée du lion caduc, va retourner contre elle-même ses dards empoisonnés ! Tant d’outrages abominables infligés au roi Lear n’étaient que le prologue de la fête. Goneril veut s’emparer du royaume, l’avoir en entière et unique possession ; elle se lie d’adultère à l’infâme Edmond, voit avec une indicible joie mourir Cornouailles, empoisonne Régane. C’est elle encore qui, de concert avec son amant, trame le martyre de Cordélia, tend des pièges contre l’existence de son mari, qu’elle redoute désormais et qu’elle hait comme tous les êtres pervers haïssent l’homme de bien qui les a démasqués. Quant à Régane, son caractère de passivité ne se dément pas, elle garde jusque dans l’amour et dans la mort sa subordination à sa sœur, à sa rivale dans le cœur d’Edmond, à « cette implacable et inassouvie Goneril, dont les désirs ne connaissent pas de bornes ! »

Vis-à-vis des deux démons féminins, Shakespeare a mis un ange, Cordélia. « Belle âme voilée ! » dit M. Vischer, parlant d’Ophélie ; le mot vous revient en mémoire au sujet de cette création, une des plus adorables du poète, et dont on se rendra toujours mieux compte par le sentiment ; nature toute d’élection, plus riche de cœur que de paroles, elle ignore cet art « glissant et huileux » de suppléer par de beaux discours aux actes qu’elle ne veut point faire. Sa timidité, une certaine lenteur de nature, comme le remarque très bien son futur époux, lui lient la langue dans la scène du premier acte ; c’en est assez pour décider de son destin. Sa pudeur, mal à l’aise devant une grande assemblée, la loyauté de son âme, qui prétend se garder aussi pour son mari, et plus encore l’insurmontable dégoût qu’elle ressent de l’attitude de ses sœurs, font la brièveté surprenante de sa réponse. Ajoutons que la noble enfant est bien la fille de son père. Au lait pur, une goutte du fiel héréditaire s’est mêlée ; par ce trait, Shakespeare la rattache au temps, au caractère de sa famille. L’opiniâtreté, l’irréflexion, se laissent voir, même alors que les plus louables mobiles sont en jeu. À mesure que l’ouvrage avance, le caractère de plus en plus s’affirme dans le bien, toujours raide pourtant, et conservant même dans sa grâce la plus féminine l’originaire inflexibilité du sang. « Faire sans dire ! » forte devise applicable à cette nature douce et fière. La foi jurée à son père aura son accomplissement, toute dette d’amour filial, de devoir, sera payée à son heure. Mariée au roi de France, elle lie partie avec Kent, entretient des intelligences à la cour de ses sœurs. À la nouvelle des indignes traitemens infligés au roi, de sa fuite égarée par l’orage et le vent, le cœur de Cordélia se révolte. « Par une nuit semblable, s’écrie-t-elle, on ouvrirait son foyer au chien même d’un ennemi, ce chien vous eût-il mordu. » Quel tableau de désolation éperdue, de sublime horreur, cette nuit sillonnée d’éclairs, battue