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belle, qui s’est proposé à elle-même un idéal de noblesse et de beauté. Tout à coup, sans préparation, elle se voit entrer dans un salon, telle qu’elle a toujours rêvé d’être ! Et cette taille majestueuse, cette souplesse de corps, cette plénitude de formes, cette pureté des lignes, cette blancheur de teint, ce rayonnement de santé, cette grâce sereine et douce que la nature lui a refusée, elle voit tout cela au pouvoir d’une autre ! Il semble qu’on lui ait volé sa personne entière, et qu’on lui ait jeté par miséricorde une guenille de rebut.

La petite avait une certaine force d’âme. Elle sut réprimer son premier mouvement, qui était d’arracher les yeux à Mlle Antoinette. On se serra les mains, on sourit, on échangea sans effort apparent les petites politesses d’usage. Les confidences, dûment provoquées, ne se firent pas attendre. Rien n’égalait la candeur et l’expansion de la victime. Elle ne doutait pas de la sincérité de ce jeune homme, elle ne voulut pas admettre un seul moment qu’il eût usurpé la moindre chose. Son sentiment était que les deux mères avaient vu les albums trop vite, ou qu’un des portraits n’était qu’à moitié ressemblant : le soleil est un astre capricieux, pourquoi donc serait-il un artiste infaillible ?

Blanche feignit de donner dans cette illusion. Elle entrains la belle étrangère hors du salon, comme pour la mettre à l’abri des curiosités indiscrètes, et dans un petit coin, en tête-à-tête, elle lui mit le régiment entre les mains, sous les yeux, pour l’étudier tout à l’aise. Quand l’examen fut achevé, la perverse embrassa Mlle Humblot et lui dit : Ne vous affectez point, il n’y a pas un officier digne de vous dans le régiment de mon père ; je le savais, nous verrons ailleurs ; on se charge de tout : c’est dans l’état-Major que nous trouverons l’heureux jeune homme. Dès demain je me mets en campagne avec vous. En attendant, retournons là-bas ; maman a fait savoir qu’elle restait chez elle, la réunion sera nombreuse, votre arrivée est un événement, tout le monde veut vous connaître : qui sait s’il n’est pas là et si vous n’allez pas le rencontrer face à face ? »

Il y avait foule au salon quand elles y entrèrent. Toutes les femmes de la garnison étaient venues pour voir, et la plupart des célibataires pour se montrer. Plus d’un gaillard s’était dit en donnant le fin coup de brosse aux parements de sa tunique. « Si le ciel a permis qu’une brillante héritière jetât son dévolu sur la garnison de Nancy, il poussera peut-être l’originalité jusqu’à me recommander personnellement aux yeux de la belle. » Dans cet espoir, chacun mettait en relief ses petits avantages ; on posait pour le pied, pour le torse, pour la jambe, pour la tête ; l’un relevait sa moustache, l’autre pirouettait sur les talons pour montrer la rondeur et la finesse de sa taille. Entre tant de jolis garçons, Paul Astier ne brillait que par son absence. Depuis