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complets. Il riait lui-même de son surnom, et l’accueillait comme une sorte d’hommage. Cette tragique et significative appellation était pour lui la coupe d’or décernée à l’homme qui fait courir, les Ravensworth stakes ou le Pappy cup and goblet pour celui qui se pique de former des meutes. Il en était fier, tranchons le mot, et déplorait seulement qu’il fallût déjà, pour se battre, passer en terre française. Il ne s’expliquait pas tant de pruderie en matière si peu importante, et il y voyait un signe de décadence nationale. Casse-cou du reste en toute matière, il toucha vingt fois le seuil de cette ruine complète que le prince de Soubise regardait comme un paradis inaccessible; mais quand on le croyait écrasé, perdu pour jamais, le gaillard reparaissait à fleur d’eau, tout à coup sauvé du naufrage, et sans plus d’émotion que s’il n’eût pas couru le moindre danger. J’ai vu d’autres viveurs dépenser autant, s’endetter autant; mais aucun ne montrait cette désinvolture impassible, cette vigueur de résistance. Personne n’avait ses allures princières, personne ne saluait comme lui. De l’esprit toujours, et argent comptant; aussi peu de morale et autant de créanciers qu’un simple mortel en puisse posséder. Les moins scrupuleux de nos sabreurs, — qui ne s’effarouchent pourtant pas de bagatelles, — s’étonnaient du sans-façon de ses vices. Du reste on ne parlait jamais de lui que dans les meilleurs termes. Au Curragh, au Guards’ Club aux dîners anniversaires de la Thatched House, dans les cantonnemens du nord de l’Inde comme dans les barrack-rooms de Brighton, Jamais le nom de Dash n’était prononcé sans quelque flatteur appendice : — Pleasant fellow ! — un charmant garçon, plein de ressources, jamais à court, tout ce qu’on peut souhaiter de mieux pour égayer une après-dîner, à la condition toutefois qu’il soit bien disposé; en revanche, s’il l’est mal, vous pourrez bien le lendemain matin lui devoir un passeport pour l’autre monde... Mais ceci est un détail, n’est-il pas vrai?... d’autant qu’il trouvera quelque bon mot pour assaisonner votre oraison funèbre.

Je me souviens encore de la curiosité vraiment émue avec laquelle je me préparai à voir ce grand exterminateur. J’étais jeune alors. Je faisais une épouvantable consommation de romans importés, et justement il réalisait l’idéal de ces in-octavo brochés de jaune; il devait donc avoir, pour parler le langage du temps, « ce je ne sais quoi de farouche et de fier qui révèle une âme usée, mais où règnent encore des passions inépuisables. » Bref, j’en avais fait un type d’ordre composite où je devais retrouver à la fois Monte-Cristo, Méphistophélès et Murat. Jugez de ma déconvenue quand je fus présenté à un homme de taille ordinaire, plutôt frêle et délicat, blanc et blond comme une jeune fille, de manières parfaite-