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tranchée, que masquaient des masses de feuillages ténébreux, sortit tout à coup, nous barrant le passage, un corps de cavalerie fédérale pourvu de plusieurs pièces de canon attelées, deux mille hommes environ, qui hâtaient leur marche à l’appel lointain de l’artillerie pour aller rejoindre l’autre corps d’armée. En un clin d’œil nous fûmes entourés, en un clin d’œil écrasés par la simple supériorité du nombre. Songez donc : deux cents malheureux à bout de forces, parmi lesquels bon nombre de blessés, des chevaux éreintés qu’il fallait faire avancer à grands coups d’éperon, et de l’autre côté des soldats tout frais, assurés de la victoire, dont les essaims nombreux se succédaient devant nous et sur nos flancs, tandis que derrière, à peu de distance, un autre corps nous fermait toute issue. Cependant même alors nous ne voulûmes pas nous rendre sans avoir combattu. Notre chef, comme un nouveau preux de la Table-Ronde, sabrait d’estoc et de taille. Ainsi faisait à côté de lui un Virginien de haute stature et d’une beauté surprenante, un modèle digne de Velasquez ou de van Dyck. A la fin néanmoins ils tombèrent tous deux, non pas que la mort eût trouvé moyen de les atteindre, mais soulevés de leurs selles par la multitude qui se poussait et se pressait autour d’eux. Ils vidèrent les étriers presque en même temps et roulèrent sur leurs chevaux, dont on avait coupé les jarrets.

Vous comprenez bien que je n’avais pu voir ces abus de la force sans chercher à y mettre mon veto; mais à cet instant même un coup de sabre m’arriva sur la tête et m’abattit sur place. Je vis à la fois un soleil tourner devant mes yeux, un tourbillon de couleurs éblouissantes et confuses, des flammes aux jets fourchus, des éclairs sanglans, — bref, pour ne pas tant poétiser, je vis, comme on dit, trente-six chandelles, — et perdis absolument toute conscience de mon être jusqu’au moment où je rouvris les yeux dans une grande pièce carrée, grossièrement construite de planches et de madriers, où planait une odeur fade et malsaine. Je n’avais pas les idées fort nettes, et pourtant je sentais en moi cette conviction que j’étais mort, déposé dans notre caveau de famille, sous nos grands ormes du comté de Warwick, et que j’entendais croasser au-dessus de moi les choucas du cimetière. Cependant, à mesure que cette chimère se dissipait et que les brumes de mon cerveau tendaient à se dissoudre, je vis aux lueurs incertaines qui pénétraient dans cette grande étable un visage dont l’aspect ne m’était pas nouveau, et qui me reportait aux souvenirs incohérens d’un « autrefois » très mal défini. Ce visage, sur lequel je ne pouvais mettre un nom, était bronzé à plusieurs couches, encombré de barbe, très fatigué, très flétri, portant les profonds stigmates d’une vieillesse anticipée.