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Il fut tiré de l’espèce de rêverie où l’avait laissé cette funèbre adjuration par le général unioniste, qui le somma brusquement de venir s’entendre avec lui sur quelques points à régler entre eux. Au capitaine revenait de droit le commandement des hommes qu’on allait le lendemain conduire à l’échange.

— Je voudrais, général, répondit d’un ton bref Deadly Dash avoir affaire à vous en particulier.

Cette requête inusitée ne laissa pas de causer un certain trouble au chef unioniste, qui jeta un regard soupçonneux sur le redoutable partisan dont il avait entendu parler comme d’un homme « capable de tout. » Peut-être le croyait-il capable d’un assassinat. Avec un de ces rires ironiques et quelque peu méprisans dont il avait contracté l’habitude : — Pensez-y, général, continua le prisonnier, un blessé, privé de ses armes, n’est jamais bien à craindre. Je ne saurais trop comment m’y prendre pour vous tuer... En bonne conscience, vous pourriez donc vous en rapporter à moi;., mais du reste gardez avec vous autant de vos officiers que vous voudrez, pourvu qu’aucun de mes Virginiens n’assiste à notre conférence...

Les gens du nord s’imaginèrent sans doute qu’il voulait passer du côté des vainqueurs, ou peut-être même trahir, moyennant bonne prime, quelque mouvement stratégique d’une haute importance. On admit donc sa prétention, et Deadly Dash sortit avec les officiers fédéraux. Les condamnés sudistes l’accompagnèrent jusqu’à la porte d’un long regard curieux et pensif, celui du chien captif qui voit s’éloigner son maître. Ils avaient passé avec lui bien des journées de péril, partagé avec lui bien des privations, et la pensée qu’ils ne le reverraient peut-être jamais ne leur était évidemment pas agréable. Quant à lui, l’idée de leur dire adieu ne lui vint même pas. Il en avait tant vu tomber, il en avait tant tué lui-même! Allait-il s’apitoyer sur le sort de ces misérables? Personne ne pouvait s’y attendre.

Une heure s’écoula, au bout de laquelle des gardes vinrent me prendre sur un brancard pour me monter dans une sorte de grenier où un chirurgien pansa fort à la hâte mes blessures les plus sérieuses, après quoi il me laissa sur un méchant grabat en compagnie d’une cruche d’eau posée sur le plancher et d’une sentinelle qui m’enjoignit de dormir. Dormir était bientôt dit, mais, eussé-je ainsi payé ma rançon, je n’aurais pu fermer l’œil. Bien que passablement endurci par les incidens variés de mon existence militante, le souvenir de ceux qui allaient périr au lever du soleil m’était sans cesse présent malgré moi. Plus particulièrement je songeai à ce Virginien, si jeune, si beau, si vaillant, à qui la vie était si précieuse, et qui, le moment venu de la perdre, avait trouvé