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Leibniz et Hegel sont les seuls philosophes parmi les modernes qui aient joint une grande érudition à une grande spontanéité. La philosophie de Biran aurait trouvé sans doute dans Jouffroy un disciple et un maître tout prêt à la transformer en la développant, comme a fait Fichte à l’égard de Kant; mais Jouffroy, que je sache, n’a pas connu Biran, et il mourait à peu près vers le temps où les œuvres de celui-ci trouvaient dans M. Cousin leur premier éditeur.

M. Cousin avait publié quatre volumes d’œuvres inédites; ce n’était pas tout. Les œuvres les plus importantes peut-être lui avaient échappé. L’histoire des papiers de Biran est vraiment curieuse. C’est une odyssée parfaitement authentique qui fait pendant à celle des papiers d’Aristote, que nous a racontée Stobée. Suivant celui-ci, les papiers d’Aristote auraient moisi pendant deux siècles dans une cave. Ceux de Biran dormirent je ne sais combien d’années dans un grenier. Les papiers d’Aristote trouvèrent leur éditeur dans Apellicon de Téos. Les papiers de Biran eurent le bonheur de rencontrer également un éditeur dévoué et passionné qui, avec des soins infinis et de sérieux sacrifices, nous a donné tout ce qui restait de lui, à savoir un journal, confession psychologique des plus attachantes, et trois volumes d’écrits philosophiques, parmi lesquels l’œuvre la plus complète et la plus étendue de Maine de Biran : l’Essai sur les Fondemens de la Psychologie. Cet éditeur a été M. Naville, de Genève, qui, étant mort avant d’avoir achevé sa tâche, a laissé à son fils, M. Ernest Naville, l’honneur de l’exécuter. C’est en 1859 que parurent par les soins de ce dernier les Œuvres inédites de Maine de Biran.

Cette fois encore l’opportunité manquait à cette importante publication. C’était le moment où de toutes parts commençait à éclater un évident besoin d’émancipation à l’égard de la philosophie régnante. On était peu disposé à en remonter le courant jusqu’à sa source, on voulait y échapper absolument. La curiosité était éveillée par une philosophie engageante et hardie, qui promettait beaucoup, comme tout ce qui est nouveau, qui a peu tenu, comme il arrive presque toujours. D’ailleurs, il faut le dire, la lecture de Biran est âpre et ingrate. Sans avoir jamais su l’allemand, il pense et écrit en philosophie comme un Allemand. Il a des profondeurs et des replis où il est difficile de le suivre. Ajoutez que les problèmes philosophiques, toujours identiques dans le fond des choses, se présentent à chaque époque sous des aspects différens. Les écrits posthumes de Biran et d’Ampère ne semblent guère répondre aux interrogations anxieuses du temps présent. Ce monologue ou ce dialogue, ce moi parlant à un autre moi ou se parlant à lui-même dans une sorte de solitude semblable à celle de Fichte, ce monde