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vent jamais s’éloigner beaucoup de la vérité. Cependant leurs idées, lorsqu’elles passent dans le vulgaire, prennent en quelque sorte une forme solide et grossière qui fournit par là même de nouveaux prétextes aux réactions sceptiques et matérialistes. C’est ainsi qu’un spiritualisme de collège se substitue bien vite au spiritualisme vivant, dont on retrouve le sentiment chez tous les grands philosophes. De là, par exemple, cette représentation tout imaginative de l’âme, qui nous la montre dans le corps « comme un pilote dans son navire, » selon l’expression d’Aristote, et en dehors de Dieu comme un homme est en dehors de sa maison ; de là cette idée de substance suivant laquelle l’âme serait une espèce de bloc solide, revêtu de ses attributs comme un homme de son manteau. Voilà la doctrine de l’esprit telle que se la représentent le sens commun et l’école : c’est une sorte de matérialisme spiritualiste qui révolte les esprits raffinés et délicats tout autant que l’autre. Ceux qui raillent aujourd’hui le spiritualisme n’ont guère devant les yeux que celui-là. Entre la substance abstraite de l’âme et la substance abstraite du corps, ils ne voient aucune différence, et ils ont raison; mais l’esprit est tout autre chose, et c’est ce qu’ils n’aperçoivent pas.

Il est très remarquable que Biran s’est trouvé placé en philosophie dans une situation tout à fait analogue à celle de Kant, et qu’il a fait et voulu faire une révolution toute semblable. Kant avait cherché un milieu entre ce qu’il appelait le dogmatisme et le scepticisme, entre l’ancienne métaphysique, représentée surtout pour lui par le wolfisme, et la philosophie française et anglaise du XVIIIe siècle. Biran a cherché exactement la même chose. Ne croyez pas que sa réforme soit un pur retour à la métaphysique du XVIIIe siècle, et qu’il n’ait échappé à Hume que pour revenir à Descartes, Nullement, il critique toujours alternativement Hume et Descartes, le point de vue empirique et sceptique et le point de vue ontologique. Comme Kant, il distingue le noumène et le phénomène, ce qui est en soi et ce qui nous apparaît, et, s’il reproche aux sceptiques de ne voir que des phénomènes, il reproche aux dogmatiques de prétendre connaître les choses en soi dans leur absolu, dans leur essence intime et première. Ainsi le problème était posé tout à fait de la même manière et par Kant et par Biran. Tous deux pensaient qu’il devait y avoir un terme moyen entre la chose en soi, inaccessible à l’expérience, et le phénomène, additionné et juxtaposé dans le temps et dans l’espace; tous deux s’entendirent encore en cherchant dans le sujet pensant ce terme moyen, cette racine d’une métaphysique nouvelle. Jusque-là ils marchent d’accord; c’est ici qu’ils se séparent.

Dans le sujet pensant, ce que Kant a surtout démêlé, ce sont les