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comment pourrais-je affirmer, non-seulement de chaque phénomène en particulier, mais de tous ensemble, qu’ils sont miens au même titre, que tous appartiennent au même moi? comment pourrais-je même passer de l’un à l’autre sans interruption, sans solution de continuité, s’il n’y avait pas en moi, outre la conscience de cette pluralité phénoménale, la conscience d’une unité continue, qui est la trame de toute ma vie, et qui en fait même l’intérêt, comme dans un drame l’unité d’action est l’âme et la vie du drame?

Je perçois donc intérieurement quelque chose de plus qu’extérieurement, car je perçois d’abord ce qui fait que je m’attribue chaque phénomène séparément, et de plus ce qui fait que je me les attribue tous ensemble. Ce quelque chose de plus, sans lequel la conscience et par conséquent la connaissance seraient impossibles, je l’appelle être. L’esprit humain ne connaît donc pas seulement des phénomènes, il connaît son propre être : il plonge dans l’être, il en a conscience. Il sent en lui de l’être et du phénomène, du demeurer et du devenir, du continu et du divers, de l’un et du plusieurs. Tous ces termes, — être, permanence, unité, continuité, — s’équivalent; tous les autres, — phénomène, devenir, diversité, pluralité, — s’équivalent également. Ce que l’on appelle le moi, c’est cette union de l’un et du plusieurs rendue intérieure à soi-même par la conscience, et par une conscience continue.

L’expérience interne me donne non-seulement l’être et le phénomène, mais le passage de l’un à l’autre : ce passage est l’activité. Le sentiment de mon être intérieur n’est pas uniquement le sentiment d’une existence nue et inerte, à la surface de laquelle se joueraient, nous ne savons comment, les mille fluctuations de la vie phénoménale. Entre cet être vide et immobile et ce jeu superficiel de phénomènes flottans et fuyans, nul passage, nul moyen terme : comment alors pourrais-je m’attribuer cet être, et encore une fois, si cet être n’est pas le mien, comment ces phénomènes seraient-ils miens? Non, l’être que je sens en moi est un être actif, éternellement tendu, aspirant sans cesse à passer d’un état à l’autre : c’est un effort ou au moins une tendance, à un moindre degré encore une attente, mais toujours quelque chose tourné vers l’avenir, une anticipation perpétuelle d’être, et en quelque sorte une prélibation de l’avenir. Cette appréhension impatiente et avide du futur, si souvent signalée par les moralistes, devient une fatigue quand on en prend conscience; de Là il résulte que la vie est douce dans la jeunesse, malgré toutes les douleurs, parce que, la force de vivre étant toute fraîche, la vie ne coûte aucun effort, tandis qu’elle devient lourde au contraire, même au sein du bonheur, à mesure que l’on avance en âge, par la conscience accumulée de la fatigue passée et