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d’une sincérité charmante.« Ma chère Blanche, je sens encore au plus profond de mon cœur un souvenir qui n’y peut pas rester sans crime. Je l’arrache et je vous l’envoie ; quand vous aurez brûlé ma lettre, il n’en existera plus rien. C’est fait ; pleurez pour moi. »

Blanche fit mieux que pleurer ; elle cria, elle pria, elle demanda pardon à Dieu, à sa mère, à la pauvre Antoinette immolée. « Non ! dit-elle, je ne brûlerai pas un souvenir si touchant et si pur. Bonne, brave, honnête fille, c’est pour lui qu’elle était créée ; ils sont dignes l’un de l’autre. Ah çà ! mais tout le monde vaut donc quelque chose ici-bas excepté moi ? Je deviendrai comme eux, coûte que coûte ! Je déferai mon détestable ouvrage, et tout le mal sera réparé. « Sauf miracle, » dis-tu, pauvre ange. Eh bien ! le miracle se fera ; je le veux ! »

Mme Vautrin demeurait stupéfaite devant cette explosion, et sanglotait sans savoir pourquoi. « Mais explique-toi donc, disait-elle ; où as-tu mal ? qu’est-ce qui arrive ? Mon Dieu mon Dieu ! ma fille a-t-elle perdu l’esprit ?

— Non, maman, je serai calme, je serai forte, tu sauras tout ; mais d’abord fais chercher papa, je veux qu’il y soit. »

Lorsqu’elle fut en présence de ses juges, elle dressa son réquisitoire contre elle-même, et ne se ménagea point. L’histoire de l’album épouvanta Mme Vautrin, qui ne pouvait croire à tant de dissimulation chez sa fille ; le colonel n’en fut point particulièrement affecté, peut-être ne comprit-il la chose qu’à demi. Mais lorsqu’il sut que Blanche avait mis la signature d’Astier et l’adresse du commandant sur cette fatale caricature, il pâlit et se dressa en pied, la main levée :

« Malheureuse ! cria-t-il, je t’écraserais là, si tu étais un homme ; mais tu n’es qu’une fille, grâce à Dieu ! tu ne vivras pas sous mon nom… »

Elle ne plia point sous ce blâme terrible, au contraire. Elle marcha sur son père et lui dit :

« Tue-moi, papa ; tu me rendras service, car je suis bien malheureuse, va ! »

Lorsqu’elle eut tout avoué, le colonel lui dit :

« Tu sais ce qui nous reste à faire ? Astier va venir, je lui raconterai devant toi toutes tes infamies, je le remettrai sur la voie de la fortune et du bonheur dont ta scélératesse l’avait écarté, et comme tu n’es qu’un être inférieur, irresponsable, c’est moi qui lui demanderai pardon du mal que tu lui as fait. »

Il envoya chercher Paul, qui par hasard était au logis. Lorsqu’il se vit en présence des deux femmes, il comprit qu’il ne s’agissait pas du service ; mais c’est tout ce qu’il devina. Mme Vautrin s’essuyait les yeux, Blanche se cramponnait aux bras de son fauteuil comme s’il y avait eu un abîme devant elle ; le colonel