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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/457

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plus sombres. Cependant la vallée s’anime, les rayons répandent une chaleur douce; tout devient verdure, arôme, harmonie. « Mabel May! c’est vous qui êtes la source de ces pensées qui tâchent de jaillir en chansons! C’est en vous, Mabel May, qu’est la lumière du poète; vous êtes pour lui le jour, un jour trop vif, trop chaud, trop divin, s’il n’est pas amolli et réfracté, s’il n’est pas mêlé aux choses de la vie, qu’il change en mélodies, en couleurs, en parfums, ô Mabel May!... C’est maintenant qu’il vous possède, maintenant que ses pas l’ont écarté de vous; c’est quand il semble loin de vous qu’il vous, trouve, ô Mabel May ! »

Est-ce une femme? est-ce une idée? Qu’importe, si notre imagination est vraiment émue? Il y a une poésie comme il y a une peinture qui, en répandant sur les objets une vapeur lumineuse, les transfigure et les enlève de terre. Oui ! l’amour est ainsi fait que parfois il recule devant l’accomplissement de son vœu, et qu’il redescend aux sentiers vulgaires de la vie emportant sa chère image, heureux peut-être d’avoir fui! Oui! l’âme a soif de sentir et l’œil a soif de voir, et puis, quand cette soif pourrait être désaltérée, ils ont peur! L’homme entrevoit qu’il est le jouet des forces évoquées par lui; il se sent l’esclave des puissances secrètes qu’il a déchaînées. Idéal de la femme ou du beau, Mabel May est vraie et poétique. Jusque-là tout est bien, et ce personnage spiritualisé pourrait trouver sa place entre les créations platoniques des poètes italiens et tant de figures féminines dont les esquisses légères et vaporeuses remplissent les œuvres des poètes anglais. Si l’on entre dans le détail, il y a trop d’art et de complaisance du poète pour son œuvre. L’élan de son âme vers le soleil est trop curieusement décrit. J’admire ses beaux vers où les glaciers endormis s’éveillent sous les rayons qui les frappent; mais je goûte peu la danse des couleurs qui voltigent devant lui et lui blessent la vue, j’aime encore moins les traits acérés de Phébus qui le brûlent et l’écorchent comme le satyre Marsyas. C’est de la description à outrance qui met en jeu l’esprit et laisse à l’émotion le temps de se refroidir. Il serait aisé de montrer comment le poète abuse de la peinture par les mots. Rien ne manque enfin dans cette pièce de ce qui peut lui donner des droits à figurer comme modèle du genre spasmodique. Si l’on songe que chacune des sept stances de seize vers qui la composent est une sorte de sonnet retourné, c’est-à-dire dont les deux tercets sont au commencement et les deux quatrains à la fin, si l’on ajoute que dans chacun des tercets et quatrains revient la rime à Mabel May trois fois répété, on conviendra qu’il faut jouir d’un empire illimité sur les ressources de la langue pour avoir du bon sens, de l’imagination et un sentiment poétique en accomplissant un tel tour de force. Voilà le savoir-faire et la richesse de