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tout autre danger. Tous deux, unis d’avance dans une destinée devenue commune, s’échappent dans le silence et l’obscurité; ils sont tout à la crainte d’être découverts, le lecteur même est aux écoutes dans les stances magiques où les moindres incidens de la fuite sont racontés; il ne respire que lorsque la barre de la dernière porte est enlevée sans bruit, et que les deux époux, hardis dans leur pureté innocente, sont entrés dans le chemin de la vie et de la liberté.

M. Lytton s’est souvenu en maint endroit des stances de Keats : la musique éloignée, les bruits affaiblis d’une fête qui s’achève, ont passé d’un poète à l’autre, préparation heureuse d’une scène qui doit s’accomplir dans le silence; un calme profond mêlé d’une terreur secrète règne dans les deux compositions. Les différences mêmes sont des souvenirs. La reine, dépouillant avec lenteur et non sans quelque complaisance pour sa beauté ses riches vêtemens, rappelle nécessairement Madeline ôtant à la hâte ses beaux atours et se couchant tout occupée de la vision qu’elle espère pour cette nuit solennelle. Porphyro, amené par l’amour et cependant rempli de crainte, est inévitablement présent à notre pensée, quand Gygès, qui est venu malgré lui dans la chambre nuptiale, boit à longs traits le poison de sa passion fatale. Dirai-je que l’imitation est visible jusque dans l’effort de rendre plus chaste une situation faite pour caresser les sens? M. Lytton corrige la naïveté trop grande d’Hérodote : chez lui, le roi n’est pas présent à la scène difficile; le mari n’assiste pas de sa personne à l’offense qui est faite à la pudeur. du mariage, Gygès le rencontre seulement quand il fuit. C’est de la délicatesse, et, je crois aussi, c’est une réminiscence de Keats. J’avoue même que ce Candaule, si barbu, si frisé, qui occupe une si grande place dans un tableau bien connu d’un artiste contemporain, me répugne infiniment. Pourtant, si l’on supprime entièrement la présence du roi, n’y a-t-il pas une invraisemblance morale, et la faute de ce Candaule écervelé ne risque-t-elle pas de devenir moins grossière et moins outrageante? De quelque manière que l’on considère cette histoire de Gygès et de Candaule, elle ne vaut quelque chose que dans Hérodote, soit à cause de la brièveté, soit pour la moralité forte qui en découle, et peut-être il fallait l’y laisser.

Voilà pour l’imitation de Keats, elle est manifeste; M. Lytton a voulu tout simplement lutter avec l’auteur d’Endymion. En admettant le sujet de Gygès, puisque l’art purifie tout, nous croyons que M. Lytton eut été plus original, si, passant vite sur la description au lieu de s’amuser aux détails plastiques, il avait donné au drame de la vengeance et du complot de la reine avec son complice tous les développemens qu’il comporte. Une femme offensée dans