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lions. Il s’établissait ainsi entre ces deux pôles un courant de communications non interrompues, et l’Irlandais, qui jusqu’alors s’était considéré comme relégué à l’extrémité du monde, qui voyait l’Angleterre placée forcément entre lui et le reste de l’Europe, qui jetait seulement de temps en temps vers la France des regards plus sympathiques que confians, l’Irlandais se tourna brusquement vers l’ouest, et au-delà de cette mer qui lui avait si longtemps paru une barrière infranchissable il aperçut une sorte de terre promise où toutes ses misères, tous ses maux, réels ou fictifs, devaient disparaître comme par enchantement, terre qui répandait déjà sur la verte Erin une rosée bienfaisante, et qui pourrait bien un jour lui envoyer des libérateurs[1]. Loin d’être réduite à l’isolement par sa position géographique et de voir s’étendre sur elle l’ombre de l’Angleterre, l’Irlande se trouvait au contraire interposée entre sa voisine et le continent où se formait, au milieu d’une prospérité inouie, une société plus libre et plus forte que toutes celles de l’ancien monde. Bientôt l’Atlantique lui parut plus étroit que le canal Saint-George. Ceux qui ont parcouru l’Irlande dans l’été de 1861 se souviendront sans doute de l’émotion qu’y causèrent les premières nouvelles de la guerre civile américaine. Le bruit lointain de cette grande tempête semblait apporté par les vagues immenses qui, traversant en quelques jours l’Atlantique, se brisent constamment sur les côtes rocheuses de l’Irlande, et il trouvait un écho singulier dans cette île, d’ordinaire si indifférente aux événemens extérieurs.

Il pénétrait jusque dans les parties les plus sauvages, sous le toit de ces huttes misérables qui, au milieu des âpres montagnes du Connemara, abritent une famille isolée, séparée pour ainsi dire du monde entier, et vivant toute l’année de quelques pommes de terre arrachées à un sol ingrat. Et lorsque le feu de tourbe pétillait dans l’âtre, on questionnait avidement sur ce qui se passait de l’autre côté de l’eau l’étranger que les hasards de la chasse avaient amené jusque-là. C’est qu’il n’y avait presque pas une de ces familles dont l’un des membres ne fut en Amérique, et en ce moment les émigrans répondaient à l’appel de leur nouvelle patrie américaine en

  1. Voici à ce propos un fait aussi constant que singulier. L’Irlandais sur son sol natal veut avant tout être fermier; il fera des sacrifices insensés pour avoir un lot de terre et échapper à la condition de journalier. Une fois en Amérique au contraire, il paraît avoir perdu tout goût agricole, il reste dans les villes comme ouvrier ou domestique. L’explication de ce fait se trouve peut-être dans l’origine que M. de Lasteyrie attribue à la passion de l’Irlandais pour la terre. Selon lui, c’est une tradition de l’ancien régime des clans où la qualité d’homme libre était attachée à celle de cultivateur indépendant. Une fois sur un sol nouveau, l’Irlandais n’y retrouve plus ces traditions, et le charme est rompu.