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du gouvernement aurait ramené la paix sans livrer les malheureux Israélites ; mais c’est ici précisément que commence la gravité de l’affaire. Ce n’était nullement un accident de persécution populaire, c’était le résultat de toute une situation. Pendant que ces faits se passaient, trente et un députés présentaient à l’assemblée de Bucharest un projet de loi tendant à régulariser l’expulsion des juifs, à organiser cette sorte d’ostracisme. Or ces députés appartenaient à la majorité ministérielle; ils semblaient tout simplement exécuter une manœuvre préparée, concertée d’avance, et il y avait en cela quelque chose de vrai, qui tient à la situation politique des principautés, particulièrement à celle du ministère actuel.

Ce ministère a été une victoire du parti démocratique sur le parti des anciens boyards. Depuis qu’il a été appelé au pouvoir l’an dernier par le prince Charles de Hohenzollern, il ne s’est occupé que d’une chose, affermir sa position, s’assurer des cliens, renouveler la chambre pour trouver dans une assemblée élue sous ses auspices un appui plus sûr. A l’époque des dernières élections, M. Bratiano craignait, non sans raison de rencontrer en Moldavie une opposition des plus vives; alors il s’occupa de se créer des partisans parmi les fermiers, les petits industriels, les commerçans, les instituteurs, qui ont joué le principal rôle dans les persécutions contre les juifs, et il s’assura leur appui en promettant de faire voter les mesures qu’ils demandaient contre ces malheureux. C’est de là que naissait le projet présenté à la chambre de Bucharest par les trente et un députés, et qui est devenu le scandale de l’Europe. M. Bratiano ne pouvait ignorer les propositions que ses amis se préparaient à soumettre à la chambre. Avec un peu plus de prévoyance, il aurait aperçu les embarras qu’il se créait, l’effet que de tels procédés ne pouvaient manquer d’avoir dès qu’ils seraient connus. La vérité est qu’il ne prévoyait pas un si grand retentissement et qu’au fond il ne désapprouvait pas entièrement le projet, ou bien il se sentait lié par ses engagemens avec ses dangereux amis. Il ne s’est ravisé que lorsqu’il a vu le soulèvement de l’Europe, et alors il s’est efforcé de tempérer le zèle de ses amis, de les engager à retirer leur projet en leur demandant, selon l’habitude, de se confier en lui; mais il était trop tard, le bruit était fait. De toutes parts arrivaient représentations et réclamations. M. Bratiano a-t-il du moins pris une attitude nette et rassurante dans ces circonstances? Nullement; il a éludé, il a tergiversé; il a nié des faits que les consuls étrangers avaient constatés après une enquête soigneuse. Il a eu l’air de vouloir destituer le préfet de Bakou, M. Lecca, et il l’a nommé pour toute punition préfet le police de Bucharest. Aujourd’hui il est à bout de moyens. Tardivement éclairé, le prince Charles a voulu se rendre lui-même à Bakou. Il est parti accompagné de M. Bratiano ; pendant son excursion il a voulu interroger