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de sorte que le droit historique et le droit rationnel, qui ailleurs se combattent, ici s’accordent et se prêtent mutuellement des forces. Quand les idées modernes, longtemps écartées, pénétrèrent enfin en France au XVIIIe siècle, la nation, enflammée par les gens de lettres et les philosophes, ne trouva dans ses institutions religieuses et politiques que privilèges et despotisme, et elle voulut tout raser pour tout rebâtir sur le plan que traçait la raison ; or l’édifice ne s’achève point, parce que les fondations, à peine commencées, sont à chaque moment renversées et déplacées. La Hongrie, plus heureuse, a hérité d’une constitution séculaire, vénérée par chacun et qui garantit tous les droits. La pratique ininterrompue depuis mille ans du régime parlementaire a créé chez elle des traditions précieuses que rien ne remplace. La noblesse, qui presque partout alliée au clergé, est un puissant obstacle au progrès, se montre ici plutôt favorable, comme en Angleterre, et ne forme pas du moins de parti rétrograde. Les hommes des champs et de l’atelier sont vigoureux, bien nourris, belliqueux, habiles, à manier le sabre et à guider un cheval ; il s’ensuit que nulle part le système des milices et de l’armement général comme en Suisse ne donnerait une armée plus redoutable à moindres frais. L’instinct démocratique est très général ; mais il est tempéré par un grand tact politique, et l’habitude d’invoquer en tout les précédens historiques fait contre-poids au goût des chimères et au besoin d’aventures. A côté de domaines immenses, que du reste le partage égal entre les enfans divise sans cesse, se trouvent un grand nombre de petites propriétés que le paysan possède et cultive. Les oisifs sont rares, parce que les magnats font eux-mêmes valoir leurs terres. Il n’y a guère de populations qui ne vivent que de l’industrie, et, si le pays est encore pauvre, faute de richesses accumulées, la misère y est au moins très rare. les élémens d’une révolution sociale prochaine, si nombreux dans l’Occident, n’existent donc pas ici. En résumé, la condition politique et sociale de la Hongrie est plus saine que celle de la France ou de l’Angleterre, car, comme l’Angleterre, elle a les habitudes de la liberté, en même temps elle a évité cette effrayante concentration de la propriété en quelques mains dont les Anglais commencent à entrevoir le péril, et comme la France, elle a le bonheur d’être un peuple de propriétaires tout en étant mieux préparée à se gouverner elle-même. Les Magyars pourraient par conséquent compter sur un glorieux avenir, continuation des époques de splendeur dont ils ont joui au moyen âge, sans le danger qui résulte de l’hostilité des races. Cette question est si grave qu’elle réclame une étude spéciale.


EMILE DE LAVELEYE.