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botte d’anémones de toutes nuances qui se flétrit dans nos mains au bout d’un instant. Non, cette fleur cueillie n’a plus d’intérêt pour moi, c’est un cadavre qui perd son attitude, sa grâce, son milieu. Pour vous deux, jeunes et belles, la fleur est l’ornement de la femme ; posée sur vos genoux, elle ajoute un ton heureux à votre ensemble ; mêlée à votre chevelure, elle ajoute à votre beauté : c’est vrai, c’est légitime, c’est agréable à voir ; mais ni votre toilette ni votre beauté n’ajoutent rien à la beauté et à la toilette de la fleur, et si vous l’aimiez pour elle-même, vous sentiriez qu’elle est l’ornement de la terre, et que là où elle est dans la splendeur vraie, c’est quand elle se dresse élégante au sein de son feuillage, ou quand elle se penche gracieusement sur son gazon. Vous ne voyez en elle que la face colorée qui étincelle dans la verdure, vous marchez avec une profonde indifférence sur une foule de petites merveilles qui sont plus parfaites de port, de feuillage et d’organisme ingénieusement agencé que vos préférées plus voyantes.

Ne disons pas de mal de ces princesses qui vous attirent, elles sont séduisantes : raison de plus pour les laisser accomplir leur royale destinée dans le sol et la mousse qui leur ont donné naissance. Cueillez-en quelques-unes pour vous orner, vous méritez des couronnes, ou pour les contempler de près, elles en valent la peine. Laissez-m’en cueillir une pour observer les particularités que le terrain et le climat peuvent avoir imprimées à l’espèce ; mais laissez-la-moi cueillir moi-même, car sa racine ou son bulbe, ses feuilles caulinaires, sa tige entière et son feuillage intact m’intéressent autant que sa corolle diaprée. Quand vous me l’apportez écourtée, froissée et mutilée, ce n’est plus qu’une fleur, chère dévastatrice, vous avez détruit la plante.

A l’aspect d’une plante nouvelle pour moi, ou mal classée dans mon souvenir, ou douteuse pour ma spécification, je serai plus barbare, j’arracherai quatre ou cinq sujets, afin de pouvoir analyser, ce qui nécessite le déchirement de la fleur, et de pouvoir garder un ou deux types ; on a toujours un ami avec qui l’on aime à échanger ses petites richesses. L’étude est chose sacrée, et il faut que la nature nous sacrifie quelques individus. Nous la paierons en adoration pour ses œuvres, et ce sera une raison de plus pour ne pas la profaner ensuite par des massacres inutiles.

Oui, des massacres, car qui vous dit que la plante coupée ou brisée ne souffre pas ? C’est une question qui se pose dans la botanique, et sur laquelle cette fois nos chers savans ont dit d’excellentes choses. Tout les porte à croire à la sensibilité chez les végétaux. Ils supposent cette sensibilité relative, sourdement et obscurément agissante. Du plus ou du moins de souffrance, ils, ne savent rien, pas plus que du degré de vitalité, de terreur ou de