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d’ailleurs, ne nous paraissent pas seulement résumer sa manière et les formes de sa pratique au meilleur moment : ils montrent encore quelles ressources d’invention il aurait trouvées en lui-même, s’il avait plus souvent pris le temps de s’interroger et de s’écouter ainsi. Il serait superflu sans doute de décrire en détail le bas-relief dans lequel Thorvaldsen a personnifié la Nuit. Les nombreuses répétitions en marbre exécutées par le maître ou sous ses yeux d’après l’original, qui appartient à lord Lucan, les copies réduites en plâtre, les vignettes gravées et les photographies ont fait connaître partout cette composition charmante, la plus populaire, — avec le célèbre Lion de Lucerne, — de toutes celles que Thorvaldsen a laissées. Qu’il nous soit permis seulement de faire remarquer ce qu’il y avait ici de neuf dans les intentions et en même temps de strictement conforme aux lois immuables de la sculpture. Nulle banalité allégorique, nulle exagération pittoresque non plus. Cette douce figure de la Nuit, à la physionomie pensive et recueillie, cette mère du Sommeil et de la Mort emportant ses enfans dans les espaces mystérieux, ressemble aussi peu aux images consacrées de Morphée ou des Génies honnêtement couronnés de pavots qu’aux spectres emphatiques, à toute la tumultueuse fantasmagorie en usage au temps de Michel Slodtz et de Pigalle.

La Nuit de Thorvaldsen n’avait été faite qu’en vue d’une destination profane, et le sculpteur, en la modelant, ne se proposait rien de plus que de donner, dans la décoration d’un salon, un pendant à son autre bas-relief représentant l’Aurore. Une pareille œuvre toutefois serait digne d’orner un tombeau. Elle paraîtrait là mieux à sa place, elle nous parlerait du repos et de l’infini avec une éloquence plus persuasive, plus touchante en tout cas que tel cadavre copié sans merci par un élève du Bernin ou que tel grand garçon fort dévêtu sculpté par Canova auprès d’un sarcophage à titre d’ange ou de génie funèbre. Quoi qu’il en soit, et quelque place qu’il occupe, ce bas-relief est un vrai chef-d’œuvre. A ne l’envisager même qu’au point de vue de l’exécution, il offre dans les lignes un ensemble de combinaisons si harmonieux, il définit si bien chaque forme et dans une mesure si exactement proportionnée aux ressources du ciseau, qu’il acquiert dès le premier aspect une signification achevée, une sorte d’autorité classique. La Nuit, telle que Thorvaldsen l’a figurée, n’est pas plus un tableau en marbre qu’elle n’est une élégie littéraire ; c’est proprement l’œuvre d’un sculpteur par le fond comme par les dehors, j’entends une œuvre où l’inspiration elle-même tient au sentiment de la plastique, et qu’on ne pourrait supposer aussi expressive ni avec d’autres origines, ni avec l’emploi d’autres moyens.