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aux mœurs mêmes de son talent, discipliné par l’antique et aussi digne d’une pareille école qu’il eût été ailleurs insuffisant ou dépaysé. Se figure-t-on un thème chrétien livré à cette intelligence exclusivement éprise de la beauté païenne, ou quelque colossale entreprise, pour laquelle il eût fallu la verve et le génie d’un Michel-Ange, devenant le lot de cette main, sinon sans vigueur, au moins sans audace et sans passion ? Autant aurait valu demander une homélie à la plume de Winckelmann ou la représentation d’une scène tumultueuse au calme pinceau de Pierre Guérin. Thorvaldsen, après avoir refusé d’abord de s’aventurer ainsi dans des voies qui n’étaient pas les siennes, s’y précipita tout à coup avec un regrettable aveuglement. Il fit plus, il compromit jusqu’à la dignité de son caractère dans cet empressement à rechercher et à accepter toutes les tâches, à recevoir de toutes mains un salaire dont il élevait le chiffre, non-seulement en raison directe de la multiplicité des demandes, mais aussi en raison inverse du peu de temps ou d’efforts personnels dépensé pour y satisfaire. Entouré d’aides et de praticiens auxquels il abandonnait après l’ébauche le travail qu’il devait signer, préoccupé surtout du nombre des produits que pouvait fournir son atelier, on dirait presque sa fabrique, Thorvaldsen ne fut plus guère qu’un entrepreneur de sculpture en possession d’une immense clientèle, et usant largement auprès de celle-ci du crédit attaché à son nom.

A partir de cette année 1820, remplie tout entière par un séjour en Danemark et par un voyage en Allemagne, durant lesquels il semble ne songer qu’à s’approvisionner jusqu’à la surabondance de travaux pour les années suivantes, Thorvaldsen est obligé, pour tenir ses innombrables engagemens, de ne donner à l’accomplissement de chacun d’eux qu’un temps matériellement insuffisant et une attention superficielle. La décoration extérieure et intérieure de l’église de Notre-Dame à Copenhague, immense entreprise, « capable, comme aurait dit Vasari, d’épouvanter à elle seule une légion d’artistes, » — la statue de Copernic et la statue équestre du prince Poniatowski pour deux des places publiques de Varsovie, — le mausolée du prince Vladimir Potocki pour la cathédrale de Cracovie, — un monument à la mémoire du prince de Schwarzenberg pour Vienne, — bien d’autres monumens ou statues, sans compter les bustes de souverains, de ministres et de princesses modelés sur place, et au hasard de l’heure présente, — voilà l’énorme moisson de commandes qu’il avait récoltée en route, et qu’il rapportait à Rome en attendant le supplément que l’avenir pourrait lui procurer. Il attendit si peu qu’avant la fin des quatre premières années nous le voyons par surcroît chargé d’exécuter les portraits de chacun