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m’impatientait : — Supposé qu’on ne commette pas de grandes fautes… Je pris enfin la liberté de lui dire : — Mais, monseigneur, il faut espérer que sous votre commandement il n’en sera pas commis. — Eh ! dit-il, je puis à peine répondre pour moi, comment voulez-vous que je réponde pour les autres ? Paroles bien inattendues, qui contrastaient d’une étrange manière avec la situation et avec les sentimens dont il aurait dû être pénétré l’avant-veille de tels événemens. » Gentz s’éloigna rempli de prévisions sinistres ; il n’avait pas quitté le quartier-général depuis quarante-huit heures que la monarchie prussienne s’écroulait à Iéna.

À ce moment, sa sévérité pour les faibles qui plient devant la fortune est encore inflexible. Un de ses amis, un de ceux qu’il comptait parmi « les forts, les bons et les purs, » l’historien Jean de Müller, subjugué comme bien d’autres par « l’homme extraordinaire, » va lui porter son hommage. Gentz, dans une lettre de la dernière dureté, où il rompt avec lui solennellement, l’accable sans pitié. « Je vous connais : si le diable en personne venait sur terre, je lui donnerais l’infaillible moyen de vous avoir en vingt-quatre heures pour allié ; la nature a produit en vous un ouvrage manqué en associant une force de tête extraordinaire avec une âme sans courage. » Le jour n’était plus éloigné pourtant où cet homme, qui faisait aux autres la leçon de si haut, aurait à son tour besoin d’indulgence ; l’épreuve où succomba cette haine de Napoléon qui le rend si fier fut la guerre de 1809. Lorsque le gouvernement autrichien a résolu de suivre l’impulsion donnée par l’Espagne, Gentz déploie son activité habituelle ; il écrit mémoires sur mémoires, soit pour exposer les ressources dont l’Autriche dispose, soit pour tâter la Prusse et presser l’Angleterre. A la veille des hostilités, les journaux publient un manifeste dont il est l’auteur ; mais le style même de cette pièce, décent, diplomatique, conforme d’ailleurs au tempérament de l’Autriche et à celui de l’écrivain, forme un contraste frappant avec l’émotion qui inspire aux archiducs leurs brûlans appels aux populations, et qui soulève le Tyrol. C’est une rhétorique faite pour convaincre les salons, non pour remuer les masses, comme si la seule pensée de voir celles-ci se lever eût effrayé l’Autriche. Pendant la guerre, la fièvre de Gentz s’irrite de l’insuffisance des généraux ; il se plaint de tout le monde, et ses sarcasmes n’épargnent pas même l’empereur Franz. Il discute froidement avec Radetzky les avantages d’un changement de dynastie ; on lit dans son journal : « Plusieurs officiers distingués sont si profondément convaincus de l’incapacité incurable, de la parfaite nullité de notre gouvernement, que l’idée de voir périr la dynastie, loin de leur faire peur, commence à leur sourire. » Cependant, à mesure que le dénoûment approche, sa fièvre tombe peu à peu ;