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le 9 juin 1832. Ses funérailles furent faites aux frais de ceux qui avaient pourvu à ses besoins pendant sa vie, car il mourait pauvre, quoiqu’il eût trouvé moyen de vivre jusqu’au bout dans l’opulence.

F. de Gentz fut enterré selon le rite évangélique. Malgré ses récriminations réitérées contre le protestantisme, malgré l’exemple de plusieurs de ses amis et les velléités qu’il avait lui-même manifestées plusieurs fois, maigre sa présence régulière aux messes de gala, il n’avait point embrassé le catholicisme ; soit qu’un scepticisme invincible le rendît indifférent à toutes les confessions, soit qu’un reste d’attachement à la religion de son enfance le retînt au moment de faire le dernier pas. Le catholicisme seul aurait mis dans sa politique et dans sa vie la logique qui ne s’y trouve point. On n’y découvre qu’un seul dessein poursuivi sans broncher d’un bout à l’autre, celui de vivre au large parmi ceux auxquels la fortune prodigue les jouissances de la terre. Il s’applaudit quelque part dans ses lettres d’avoir su puiser dès sa jeunesse à pleine coupe aux joies de la vie au lieu de se résigner comme un gueux au supplice de Tantale. Si telle fut en effet son ambition, il l’a grandement satisfaite ; mais ce beau succès n’en fait éclater que davantage la choquante disproportion qui existe chez lui entre les acuités de l’esprit et le caractère. On s’étonne qu’un homme qui ne devait sa fortune qu’à son talent, pour tout dire, un parvenu de l’intelligence se soit montré si hostile à l’intelligence. Il n’y a pas à s’y tromper, cette puissance nouvelle, essentiellement démocratique, puisque la nature la répartit sans acception de classes, qui veut percer à tout prix, parce qu’elle a conscience de sa force et se sent appelée à commander, cette puissance qui demande à toutes les autres de produire leurs titres et dérange incessamment toute hiérarchie pour prendre la place qui lui est due, a été la grande terreur de Gentz. On dirait que, sachant par lui-même de quoi l’intelligence est capable lorsqu’elle se met au service d’une ambition toute personnelle, il n’a pu envisager sans inquiétude l’avenir des sociétés, si l’on ne parvenait pas à dompter une force si redoutable. Pourquoi ne pas l’avouer ? Des esprits sincères éprouvent à l’heure qu’il est les mêmes craintes. A mesure que se propagent l’ambition de connaître, la prétention de juger, et que les lueurs d’un demi-savoir descendent de couche en couche jusqu’au fond des masses populaires, on ne voit pas sans un grave souci toutes les positions devenir instables, les rivalités se multiplier sans nombre et paraître plus âpres entre ceux qui ont le désir de s’élever. On s’imagine que ces lumières incomplètes livrent le peuple comme une proie plus facile aux beaux diseurs et aux doctrines suspectes ; on croit qu’elles