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d’une incalculable puissance, d’une légitimité évidente, et que nous sommes heureux de partager avec tous ceux qui ont porté le nom chrétien, le sentiment de l’ineffable beauté de l’idéal religieux et moral dont Jésus a été l’incarnation. Voilà la vertu qui, partie de Jérusalem, a fait pâlir toutes les divinités antérieures ; elle a communiqué au monde un élan qui n’est pas près de finir ou, pour mieux dire, qui ne finira point, car il se confond avec l’amour de la perfection infinie. L’adhésion chaleureuse à un tel idéal ne peut que grandir celui qui le révèle dans sa personne. De là vient que le Jésus de la première tradition, le Jésus réel, n’a jamais réclamé les honneurs divins, et que cependant l’histoire de sa divinisation commence sous ses yeux. Tant qu’il est là, il va sans dire que nul ne songe, surtout au sein du rigide monothéisme d’Israël, à faire de lui un dieu, ni même un demi-dieu ; mais on le met déjà aussi haut qu’on peut le mettre sans le détacher de l’humanité. Il s’appelait lui-même le Fils de l’homme ; ce titre modeste ne suffit pas longtemps à l’enthousiasme de ses disciples. Ce n’est pas même assez qu’il soit un prophète, il faut lui décerner le titre humain le plus auguste qu’un Juif puisse connaître sous les cieux, un titre incomparable et que nul ne puisse partager avec lui, il faut l’appeler le Christ, le Messie. Jésus, il est vrai, accepta ce titre et mourut pour l’avoir accepté ; mais il est bien prouvé qu’il ne le prit pas de lui-même. La foi en sa résurrection corporelle naquit aussi de ce sentiment. Celui qui a vécu d’une vie si divine doit nécessairement avoir triomphé de la mort. Le crucifié règne maintenant au ciel, assis à la droite de Dieu, qui lui a décerné la couronne méritée par sa sainteté immaculée, et aucune expression ne sera trop forte pour décrire l’état de gloire auquel le Fils de l’homme est parvenu. Sans doute ses disciples, qui l’ont suivi, qui l’ont vu manger et boire, dormir et souffrir, n’oublient pas encore qu’il est un homme ; mais ils aiment mieux penser à Jésus le roi de gloire qu’au pauvre martyr de Jérusalem. Depuis sa mort, il est donc pour eux l’homme devenu céleste.

Ici s’opère une modification des plus graves dans la conception chrétienne. L’Évangile, surtout dans les premiers temps, est plutôt la foi de Jésus que la foi en Jésus, et plusieurs passages formels attestent que Jésus lui-même, tout en désirant qu’on se rattachât à sa personne, distinguait nettement entre la vérité qu’il prêchait, vérité nécessaire pour « entrer dans la vie, » et la soumission à son autorité personnelle. La fameuse déclaration concernant ceux qui parlent contre le Fils de l’homme sans parler contre le Saint-Esprit ne peut avoir d’autre sens ; mais à partir du moment où l’attachement mystique à sa personne fut devenu le grand ressort de la