Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/913

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Aussitôt que le décret d’annexion eut fait entrer dans Paris les communes suburbaines, les marchands ambulans qui desservaient la banlieue abandonnèrent leur ancien parcours, quittèrent les quartiers pauvres qu’ils alimentaient, et, cherchant de meilleurs bénéfices, descendirent au cœur même du Paris opulent. Le résultat ne tarda point à se faire sentir ; les pauvres gens virent du jour au lendemain changer leurs conditions d’existence. Forcés d’aller eux-mêmes au marché, ils firent entendre des plaintes qu’on écouta. Si la permission de vendre des denrées alimentaires sur la voie publique est une sorte de privilège accordé par l’autorité, cette dernière a le droit d’imposer certaines charges en compensation. C’est ce que l’on fit. Du moment que les marchands ne rendaient plus à la population l’espèce de service démocratique qu’on attendait d’eux, qu’au lieu de distribuer les subsistances dans chaque partie de la ville ils se portaient tous dans les centres riches, on était en droit de modifier les règlemens auxquels ils sont tenus d’obéir. Toutes les autorisations furent donc annulées, puis immédiatement renouvelées, mais à la condition expresse que les permissionnaires auraient à parcourir un chemin tracé d’avance et calculé de manière que tous les quartiers fussent chaque jour traversés par eux. Ce service, qui est d’une incontestable utilité, fonctionne aujourd’hui avec régularité, quoique les marchands des quatre saisons se mettent souvent en contravention et méritent plus d’avertissemens qu’il ne faudrait.

Les sévérités administratives ne sont pas le plus grand mal qui les atteigne, car ils sont rongés par une plaie terrible : l’usure les dévore. La plupart sont pauvres, ils vivent au jour le jour, le bénéfice quotidien pourvoit aux nécessités quotidiennes. Ils logent en garni ; lorsqu’ils sont malades, c’est l’hôpital qui les reçoit, et quand la vieillesse les atteint trop durement, quand les infirmités s’abattent sur eux, ils vont demander un asile aux établissemens de bienfaisance. A leur pauvreté s’ajoute une imprévoyance qui n’est que trop commune dans le peuple de Paris. Pour eux, l’achat de la charrette à bras, qui constitue tout l’outillage de leur métier, serait une charge accablante, et devant laquelle ils reculent presque toujours. Ils louent la petite voiture qui leur est indispensable, et de plus, comme ils n’ont pas d’argent pour « faire leur marché, » ils empruntent 20 francs à des gens inconnus. Le soir même, ils doivent rendre 22 francs ; 1 franc pour la location de la charrette, 1 franc représentant l’intérêt de l’argent. C’est monstrueux, et cependant c’est pour ces malheureux le seul moyen de vivre. Les efforts n’ont pas manqué pour changer cet état de choses, mais ils ont échoué, se brisant contre l’insouciance des uns, l’âpreté des