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Vers la même époque, nous rencontrons en Allemagne un mystère bizarre, fondé sur une légende qui ne l’est pas moins, laquelle remonte au commencement du XIIIe siècle, et prétend qu’une femme, au IXe a occupé le siège de saint Pierre sous le nom de Jean VIII. Le malheur voulut qu’elle accouchât in pontificalibus, au beau milieu d’une procession. Depuis les recherches érudites de Blondel, un de nos modestes et savans critiques du XVIIe siècle, aucun historien protestant de quelque valeur ne soutient la réalité de ce roman. De leur côté, depuis la réforme, les controversistes catholiques l’ont toujours mise au rang des fables; mais ce qui ressort de toutes les discussions qu’a soulevées ce sujet scabreux, c’est que cette légende a été considérée au moyen âge comme très authentique et sans qu’on en tirât, comme on le fit depuis, aucune conséquence contre l’autorité du saint-siège. C’est ainsi que vers 1480 un prêtre allemand, sans le moins du monde songer à mal, tout au contraire, fit de cette histoire un drame sous le titre de Frau Jutta.

Les événemens naturels sont décrits dans ce drame d’une manière très brève. Jutta s’enfuit d’Angleterre avec son amant, et se rend à Paris dans l’intention d’y étudier toutes les sciences. Ce voyage se fait sur la scène en quelques pas. Le temps des études est laissé à l’imagination du spectateur, sauf que le manuscrit porte en marge en cet endroit : « Pendant ce temps-là, on chante quelque chose. » C’est dans les enfers que le mystère prend tout à coup de vastes dimensions. Nous assistons à un sabbat présidé par Lucifer sur son trône, qu’entoure une légion de diables dont l’auteur a emprunté les noms au vocabulaire des procès de sorcellerie, si fréquens à cette époque. Les démons chantent en se livrant à une farandole échevelée. Quand la cohue infernale a suffisamment dansé, Lucifer envoie un de ses suppôts à Jutta et l’affilié aux œuvres de ténèbres en lui offrant la science parfaite et les plus grands honneurs qu’on puisse rêver sur la terre. Bientôt Jutta, déguisée en homme et munie du titre de docteur, vient à Rome, y professe, y acquiert une grande renommée de savoir, arrive au cardinalat, et après la mort du pape est désignée pour lui succéder par la voix unanime du peuple et des cardinaux. En sa double qualité de papesse et de sorcière, elle fait des miracles prodigieux qui affermissent encore sa popularité. À ce moment, l’action, qui nous avait ramenés des enfers sur la terre, nous fait monter au paradis, où nous entendons le Christ se plaindre à sa mère de cette papesse qui bouleverse l’ordre saint de la nature et de l’église. Il va lui faire sentir tout le poids de sa colère. Marie, plus compatissante, détermine son fils à envoyer Gabriel près de l’usurpatrice. L’ange annonce à Jutta sa mort pro-