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qu’après avoir abandonné les produits du sol à ceux qui le cultivaient, il s’était réservé la chasse pour en jouir exclusivement. Une telle fiction n’est plus de mise. L’économie politique, plus révolutionnaire mille fois que les plus fougueux conventionnels, nous a appris que la propriété est le fruit du travail, qu’elle a son principe dans la nature humaine, et que ni le roi ni l’état n’ont rien à y voir. Tout au plus peuvent-ils lui demander un impôt, non pas à titre de redevance seigneuriale, mais en échange de services rendus et en vertu d’un contrat réciproque librement débattu. Le gibier qui se nourrit dans mon champ est donc à moi, bien à moi, et, décrétât-on vingt fois qu’il n’appartient à personne, je n’en aurais pas moins le droit de le tuer, car la loi ne peut m’obliger à nourrir des animaux qui sont à tout le monde et dont je ne suis pas seul à profiter.

Il faut remarquer en effet que, tout en empêchant le propriétaire de jouir de son gibier à sa guise, la loi lui laisse la faculté de le détruire. Elle s’oppose à ce que, s’il en avait envie, il puisse manger du chevreuil au mois d’août, mais elle ne peut mettre obstacle à ce qu’une fois la chasse ouverte il n’introduise chez lui tous les chasseurs du canton pour y tuer jusqu’à la dernière pièce. Si donc le propriétaire conserve du gibier, c’est parce qu’il y trouve son intérêt, non parce qu’il y est contraint par la loi, qui n’a de puissance que pour empêcher l’usage, et qui est désarmée pour empêcher l’abus.

On prétend que le retour à la loi de 1790 favoriserait le braconnage. En quoi donc ? S’il est admis que le gibier appartient au propriétaire du sol qui le nourrit, le braconnier devient un voleur au même titre que celui qui vole des poules ou des moutons. C’est au contraire la loi actuelle qui est favorable au braconnage, en ce qu’elle fait supposer que, le gibier n’appartenant à personne, chacun a le droit de s’en emparer même chez autrui, et cette idée est si répandue que, même parmi les gens qui se piquent d’être honnêtes, il y en a bien peu qui se fassent le moindre scrupule de tirer, quand l’occasion s’en présente, une pièce dans le champ du voisin. Quand ils y seront directement intéressés, les propriétaires feront surveiller leurs biens, et au besoin formeront entre eux des associations contre le braconnage, ainsi qu’il en existe déjà quelques-unes. On craint que, si on les laisse maîtres chez eux, ils ne détruisent tout leur gibier, et que la société ne s’en trouve privée. Cette crainte n’est pas fondée, car il en est beaucoup qui font de grands sacrifices pour le conserver et le multiplier ; nous en voyons un exemple dans les forêts de la liste civile, qui sont abondamment pourvues, quoiqu’elles ne soient pas soumises aux dispositions de la loi. En réalité, il n’y a de giboyeuses que les chasses gardées.