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surer, rien dont l’Europe elle-même puisse être très fière. L’autre jour, à Londres, dans un banquet offert aux ministres de la reine par une des plus riches corporations de la Cité, celle des marchands tailleurs, M. Disraeli s’est donné le plaisir de déclarer « qu’à aucune époque de l’histoire la perspective de la continuation de la paix n’a été plus favorable, » et si en ce moment les eaux du Pdiin et du Danube ne sont pas troublées, il l’attribuait « au sage exercice de la juste influence de l’Angleterre. » M. Disraeli, qui n’est pas sur des roses depuis que M. Gladstone lui a suscité l’épineuse question de l’église d’Irlande, et qui en est réduit aujourd’hui, pour s’équilibrer, à chercher dans la chambre des lords la compensation et la consolation de ses ennuis dans la chambre des communes, M. Disraeli se contente à peu de frais quand il s’agit des affaires de l’Europe : non que les eaux du Rhin et du Danube soient en ce moment fort troublées, mais elles n’ont pas précisément la limpidité profonde et transparente d’un lac de Némi. Qui pourrait dire les orages mystérieux qu’elles recèlent ? Et il en sera ainsi tant qu’il suffira pour émouvoir les esprits d’un bruit qui passe dans l’air, d’une promenade de nos généraux sur le Rhin, comme cela est arrivé tout récemment, ou d’une harangue de M. de Moltke répondant à quelque discours du maréchal Niel, tant qu’on en sera incessamment à se dire de gouvernement à gouvernement, de parlement à parlement : « Nos voisins savent que nous ne voulons pas les attaquer, mais ils doivent aussi être convaincus que nous ne voulons pas nous laisser attaquer, et à cet effet il nous faut une armée et une flotte. » Nous sommes assurément on ne peut mieux édifiés sur les intentions pacifiques de l’éminent chef d’état-major prussien ; seulement nous nous interrogeons avec quelque perplexité sur le sens réel de ses paroles, lorsqu’après avoir proclamé la nécessité d’une Allemagne unie et d’une grande armée il ajoute en plein parlement fédéral de Berlin : « Je n’ai pas dit qu’il nous faille une Allemagne unie pour avoir une grande armée et une grande flotte ; mais j’ai déclaré au contraire que nous avons besoin d’une armée et d’une flotte pour arriver à l’union qui, il faut l’espérer, permettra un jour de réduire nos grandes dépenses militaires… » Voilà un désarmement, si nous ne nous trompons, passablement ajourné, à causa vinta, comme disaient autrefois les Italiens, quand on aura atteint le but. Ces hommes de guerre ont une manière à eux d’ouvrir des horizons pacifiques. Nous notons ce symptôme, un des plus récens, sans vouloir l’exagérer, comme aussi sans le diminuer, car on ne manquera pas d’en tirer un argument un de ces jours pour s’interdire toute économie dans notre budget militaire.

Et voilà comment l’Europe vit aujourd’hui comme hier dans une atmosphère de crainte, traînant son bagage de grandes et petites questions, d’énervans embarras politiques et de lourdes difficultés financières, de préoccupations et d’incidens. Le plus gros de ces incidens pour le moment est cette affaire de Servie, qui aurait pu rallumer tout à