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un ciel d’azur, de petites nacelles nous amenaient sans cesse des voyageurs. Quelle foule à bord de notre bateau ! Comment n’a-t-il pas sombré dans la traversée ?

Voici Interlaken ! La Jungfrau surgit entre les plis d’une montagne boisée et se détache toute blanche sur le noir des premiers plans. Mais quoi ? de brillans bazars, des théâtres, des affiches de spectacle, le vaudeville français au pied de la Jungfrau ! des équipages en livrée, d’élégans touristes exhalant leur ennui dans cette avenue des Champs-Elysées ! Fuyons Interlaken. Une carriole menée par un petit garçon nous conduit droit au bateau du lac de Brientz. Le bateau aborde, et tant que la vallée a une route carrossable, nous continuons, jusqu’à l’endroit où toute issue est fermée, où s’élève solitaire la tour de Resti. Oui, Meyringen même nous parut trop civilisé. Malgré l’heure avancée, nous passons le grand torrent pierreux, le Riffen, qui le sépare du hameau de Stein. Amour de la solitude, curiosité de l’origine des choses, est-ce là ce qui nous fit remonter jusqu’au pied du Platenberg ? Nous nous sentions attirés ici par tous les bons génies des Alpes. Les anges d’Engelberg, qui ont sculpté le vallon du Titlis, en ont creusé un autre aussi beau près de Wetterhorn.

Une ruine sur la hauteur, quelques chalets groupés parmi les vergers, des moulins et des scieries sur le torrent, formé par trois cascades, voilà le hameau de Stein. À travers les arbres apparaît un chalet du plus beau brun d’écorce d’arbres, voilé de vigne ; les pampres recouvrent le toit et forment un berceau ; le Muhlibach tourne la roue de ce moulin, car c’est à un moulin que nous demandons l’hospitalité. La gracieuse jeune fille qui nous reçoit au seuil nous introduit dans une grande chambre boisée. De la fenêtre, tableau incomparable ! la coupole de neige du Wetterhorn se dresse majestueuse en face de nous… Quel bonheur d’épier la première aube, le premier rayon sur les neiges immaculées ! Hymne, office divin de la nature ! L’âme aspire aussi à la blancheur de ces sommets inviolés, à la lumière qui les sanctifie ! Nulle parole ; les yeux adorent, le cœur prie, « Bénissez celui qui est mon âme elle-même ! Que ce séjour lui soit salutaire ! » Cent fois ce cri du cœur s’élance plus haut que les glaciers.

Devant notre chalet, un jardin potager, une tonnelle fleurie avec des bancs, de petits prés ombragés, de beaux noyers, des prairies en pente, surplombées de rochers noirs et de montagnes boisées, et dans une anfractuosité, sur un ciel bleu, pur, adorable, le glacier du Wetterhorn avec ses plateaux de glace, d’où s’élance une pyramide blanche très aiguë. Une autre pyramide neigeuse plus brute et les cimes rocheuses, dentelées, blanchâtres, sans neige, des Engelhorner, voilà notre horizon. Ces pics des Anges ont un caractère étonnant, fantastique ; on dirait des ailes de marbre déployées sur la vallée. À gauche et à droite du Wetterhorn, la chaîne de montagnes court envelopper de toutes parts la