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plaindre qu’à blâmer; mais d’où vient que d’eux-mêmes les ouvriers n’aient pas prévenu cette censure, d’où vient ce manque de tact après en avoir tant montré jusqu’alors? Il était si aisé, même en restant dans le sujet favori, d’y mettre de la mesure, d’en parler avec bon sens, d’avoir raison sans forcer la voix. Le début indiquait le ton qu’il fallait prendre, il n’y avait qu’à y persister, à traiter les intérêts sociaux comme on avait traité les intérêts professionnels, en exposant ce qu’on en savait. Pourquoi les inculpés n’ont-ils pas adopté ce parti? C’est qu’il y a en eux de l’initié, et, ce qui est pire, de l’initié du dernier degré. Dès qu’ils touchent au texte sacré, ils se transfigurent et prennent les idées et le langage du temple d’où ils relèvent, idées de convention, langage de convention. De là ces litanies dont il n’y a pas une note à changer; les vétérans commencent l’antienne, les néophytes continuent, et voici deux générations que ce rituel passe de main en main. Elles en ont été frappées comme d’une contagion cérébrale. Il n’est donc pas d’exagération que cette situation d’esprit n’explique, pas d’écart de langage qui n’en tire un correctif, pas de recherche d’effet qui n’y trouve sa raison d’être : sans cet assaisonnement, l’idée perdrait de sa saveur. Résignons-nous dès lors; nous serons exposés de nouveau aux mêmes divagations, aux mêmes intempérances. Dans des temps réguliers, cela n’est rien, un peu d’humeur à vaincre seulement; mais en cas de surprise des événemens, quel regret, quel mécompte, si, après de longues années de répit, nous étions encore une fois aux prises avec une confusion des langues !

Heureusement il existe parmi les ouvriers un troisième groupe qui, sans bruit et à son propre insu, prépare une œuvre de recomposition. C’est le groupe des ouvriers qui travaillent et se taisent. Combien sont-ils? On ne le sait; mais ils ont certainement pour eux le nombre, et à la longue ils auront l’autorité. Que pensent-ils? Nul ne peut le dire; mais il professent au même degré que qui que ce soit des sentimens et des opinions. Ce qui les distingue des deux autres groupes, c’est que sous aucun prétexte ils n’useraient de violence, et qu’ils ne sont pas gens à se payer de mots. Ils sont avant tout sensés, rangés, réfléchis, tenant les actes pour plus profitables que les paroles, et l’atelier pour plus sain que le cabaret. Ce qu’on sait d’eux, c’est qu’ils comptent parmi les plus habiles dans leur profession, et que volontiers ils s’inspirent de leurs chefs naturels, les élèves de nos trois écoles des arts et métiers. Jeunes presque tous, ils forment une génération indépendante de celles qui ont précédé; ils ont en outre une idiome à eux, des formules à eux, plus positives que chimériques. Il n’en faudra pas davantage pour chasser de vieilles fantasmagories. La tâche n’exige pas de grands