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engourdissement complet; peu de cartes avaient été retirées et encore moins de votes émis. A quoi bon? Personne qui ne crût au succès des désignations administratives, l’élection ne paraissait qu’une formalité. La journée du dimanche se passa ainsi sans encombrement aux abords des mairies. Cependant on pouvait déjà voir sur les boulevards le sol jonché de bulletins officiels et sur les murs quelques affiches lacérées; mais ce fut le lendemain seulement que l’action prit couleur. Par précaution ou par calcul, les ouvriers n’avaient voulu voter qu’à la dernière heure; ce fut alors comme une marée qui romprait ses digues. Les bulletins d’opposans s’arboraient partout, se distribuaient de main en main, on faisait litière des autres. Au dépouillement, les scrutins, furent surveillés sans que la police y mît obstacle; à mesure que les totaux étaient connus, l’émotion gagnait la foule. Enfin les résultats furent proclamés, quatre députés libéraux étaient élus à Paris, et le télégraphe annonçait en même temps qu’à Lyon l’opposition l’avait emporté dans une des circonscriptions. Ce fut la journée des cinq, qui laissera une date dans l’histoire de ce régime.

Voilà donc un succès franc. Comment avait-il été obtenu? Par des moyens en apparence bien simples, quelques lignes insérées dans les journaux, quelques noms recommandés, quelques bulletins distribués; on ne pouvait pas s’en tirer à moins de frais. Mais, derrière ces moyens si simples, il y avait une force qui l’est moins et ne s’obtient pas comme on veut: c’était un courant d’action, un mouvement d’opinion irrésistibles. La grande armée du travail manuel avait donné, surtout la portion de cette année qui fait plus de besogne que de bruit et ne s’agite que pour les causes qui lui conviennent. Point de moyens irréguliers, et comment y songer? Personne alors n’avait ses coudées franches. Point d’entente non plus, la loi s’y opposait. Pourtant cette légion d’ouvriers avait agi en tout comme si elle eût obéi à une consigne, allant au scrutin le jour où il fallait s’y rendre, portant exactement le nom qu’il fallait porter, improvisant des moyens de contrôle pour assurer la sincérité du vote. Ni négligence ni défection, voilà à quel prix elle a rendu au pays l’instrument des franchises dont il semblait désespérer. Pendant qu’ailleurs on s’abstenait, l’ouvrier seul restait sur la brèche avec son suffrage universel, qu’ailleurs déjà on se prenait à regarder comme une arme de rebut. N’eût-il fait que prouver le parti qu’on en peut tiré, qu’il eût montré aux incrédules et aux défaillans où est la voie de salut.

Quand on se comporte de cette façon, on fait preuve de sens politique; l’ouvrier n’en manque pas, dans ces derniers temps il n’a guère commis de fautes. Dans les choix qu’il a faits il s’est en