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des corps dont la chasteté égale seule la beauté charmante. Devant elles, je défie tout cœur délicat et sain, non pas d’être ému, mais d’être troublé un seul instant. Pour démêler la cause de cette impression aussi noble que délicieuse, il faut chercher ce qu’expriment ces formes virginales et pourtant florissantes et pleines de vie, ces bras entrelacés, ces cous flexibles voilés de longs cheveux et ces têtes penchées. Sous le pinceau de Raphaël, le modèle grec a subi une transformation ; mais laquelle ? Dirons-nous, avec M. Gruyer, que ces ravissantes jeunes filles sont plutôt des Charités que des Grâces, et des sœurs de l’archange saint Michel plutôt que des filles de Jupiter et d’Eurynome ? Ce groupe comporte, à notre avis, une interprétation plus large. À son point culminant, l’idée païenne touche l’idée chrétienne et se confond avec elle au sein d’une conception plus générale qui les embrasse l’une et l’autre après leur avoir imposé le sacrifice de ce que chacune d’elles renferme d’excessif. C’est à ce point de jonction que Raphaël s’est placé avec la tranquille audace et l’infaillible certitude de son génie. Les Grâces étaient chez les Grecs le symbole de cette harmonie sociale qu’établissent la bienveillance et la mutuelle sympathie. Nous dirons, en nous servant d’un mot heureux de Proclus, que Raphaël en a fait des Bontés. La charité chrétienne est une vertu touchante et généreuse jusqu’à l’abnégation, mais voilée, drapée, cachée, agissant dans l’ombre et prodiguant ses dons dans le mystère. Les trois charmantes filles du Sanzio expriment bien la bonté compatissante, prête au bienfait et déjà comme inclinée vers la souffrance, mais en pleine lumière et sous la forme radieuse de la jeunesse innocente et de l’amour pur. Ce que je vois dans ces doux visages fraternels et dans ces attitudes adorablement ingénues n’a donc rien qui soit en particulier païen ou chrétien. Je n’y découvre que le sentiment humain et l’accent spiritualiste traduits en un langage incontestablement moderne et cependant d’origine antique. Si Phidias eût vécu en 1500, il n’eût pas eu d’autre style. Une comparaison m’aidera à définir cet harmonieux mélange. Il y a des enfans sur la figure, desquels l’image de la mère et la ressemblance du père paraissent à la fois distincts et délicatement fondus, et dont cependant le jeune et frais visage offre un caractère nouveau et profondément individuel. Tel est ce tableau des Trois Grâces, premier fruit du mariage de Raphaël adolescent avec la Muse antique.

Par ce coup d’essai, il était entré en possession du dessin et du modelé qui devaient caractériser désormais son idéal plastique. Cependant les Trois Grâces n’étaient encore que des symboles, que des figures sculpturales expressives assurément, mais que n’animaient pas les flammes de la passion. Le peintre sut plus tard,