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nomma un directeur-général des manufactures de tabac. La mesure était excellente, on put le reconnaître promptement en voyant la nouvelle administration s’efforcer de donner satisfaction aux goûts du public et réaliser d’importantes économies dans l’emploi des matières premières ainsi que dans les frais de manutention. A l’origine du monopole, la fabrication des tabacs était empirique ; de vieux contre-maîtres, ayant précieusement conservé la tradition des ateliers, indiquaient les procédés, les faisaient mettre en œuvre, et restaient bouche béante devant tout cas anormal qui se présentait, ne sachant comment résoudre un problème imprévu. Chaque fabrique avait ses habitudes et n’en voulait changer ; les mêmes espèces, traitées de différentes manières, produisaient des résultats opposés ; on n’était jamais certain de retrouver les qualités qu’on recherchait : bon aujourd’hui, le tabac était exécrable huit jours après, quoiqu’il sortît de la même manufacture et fût composé des mêmes élémens. À cette heure, il n’en est plus ainsi, et tout ce qui concerne la production du tabac, depuis le semis des graines jusqu’à l’emballage de la poudre ou du scaferlati[1], est conduit scientifiquement.

L’état a un intérêt puissant à ne fournir que des produits de premier ordre qui, excitant à la consommation, accroissent le revenu de l’impôt ; d’autre part, il a compris qu’il avait charge d’âmes, et que son devoir était, en assurant à ces mêmes produits une sincérité irréprochable et une innocuité presque complète, de sauvegarder la santé des populations. L’état fabricant, disposant de ressources supérieures à celles de tout autre industriel, ne doit laisser sortir de ses ateliers que des objets se rapprochant le plus possible de la perfection. Pour arriver à ce résultat, il ne suffisait pas de remanier l’institution elle-même ; il fallait changer le personnel chargé de la faire mouvoir : c’est ce que l’on fit, et les agens supérieurs des manufactures de tabacs sont aujourd’hui choisis parmi les élèves les plus distingués de l’École polytechnique. Cette innovation date de 1831, mais depuis une vingtaine d’années seulement elle a pris un développement sérieux, et grâce à elle la science s’est emparée d’une industrie à laquelle elle a fait faire d’inconcevables progrès. Tout vieux fumeur conviendra qu’il n’y a plus aucun rapport entre les acres tabacs qu’on nous fournissait jadis et ceux

  1. Scaferlati est le nom technique et administratif du tabac à fumer. D’où vient ce nom ? Selon les uns, c’est la dénomination que les Levantins donnaient à une sorte de tabac qu’on expédiait de Turquie ; selon d’autres, c’est le nom d’un ouvrier italien qui, travaillant à la ferme dans la première moitié du XVIIIe siècle, inventa un nouveau procédé pour hacher le tabac. On prétend encore que scaferlati est la corruption du mot italien scarpelletti, qui signifie petits ciseaux.