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d’exaspérer leurs appétits pour mieux sentir l’intensité de la vie animale ; les ambitieux se vouent à une anxiété incessante qui bannit la joie du sanctuaire de leur âme ; des esprits plus élevés se vouent à des études dont le but défini n’est souvent que la satisfaction d’une curiosité spéciale ; les cœurs passionnés cherchent leur ivresse et leur expansion dans l’amour, sans songer à en faire quelque chose de plus noble que la volonté d’amasser deux orages et de choquer douloureusement deux courans électriques. Où sont les hommes qui cherchent sincèrement à se rendre meilleurs sans prétendre à un paradis fait à leur guise, en acceptant dans l’avenir éternel toutes les éventualités, toutes les fonctions, toutes les épreuves, quelles qu’elles soient, que l’inconnu nous réserve ? Cette résignation, non mystique ni fanatique, mais confiante et digne, serait déjà un pas vers la sainteté.

Quelle difficulté insurmontable éprouvons-nous donc à nous placer ainsi dans le sentiment de l’infini avec une bravoure calme et un modeste sentiment de nos forces ? Où serait la vanité de travailler le moi comme un lapidaire taille et polit une pierre précieuse ? La vertu peut avoir aussi son instinct pour ainsi dire spécifique, son besoin ardent et soutenu d’élever dans l’individu le niveau intellectuel de la race. Pour peu que l’on s’y essaie, on découvre en soi une docilité que l’on ne se connaissait pas, de même que l’esprit généreux qui entreprend un grand et noble travail est tout surpris de sentir en lui un nouveau lui-même qui s’éveille, se révèle et semble dicter ses lois à l’ancien. C’est la troisième âme, c’est ce que les artistes inspirés appellent l’autre, celle qui chante quand le compositeur écoute et qui vibre quand le virtuose improvise. C’est celle qui jette brûlante sur la toile du maître l’impression qu’il a cru recevoir froidement. C’est celle qui pense quand la main écrit et qui fait quelquefois qu’on exprime l’au-delà de ce que l’on songeait à exprimer. Enfin c’est elle qui n’ergote pas, qui n’a plus besoin de raisonner, mais qui peut et qui veut ; elle est là, agissante à notre insu le plus souvent, cherchant à nous élever vers le foyer de la science infinie ; mais nous ne la connaissons pas, nous avons peur d’elle. Nous croyons qu’elle usera trop vite les ressorts de notre frêle machine. L’instinct de la conservation nous empêche de la suivre sur les cimes. C’est une peur lâche, résultat de notre ignorance, car c’est elle qui est la vie irréductible, et, si son embrassement nous donnait la mort, ce serait une mort bien douce, bien enviable et bien féconde, le réveil dans la lumière !

Mais ne nous livrons pas trop à l’enthousiasme sans contrôle. N’oublions pas qu’il s’agit de rendre la vérité accessible même aux esprits froids, pourvu qu’ils soient épris de la vérité.