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pu faire un certain chemin dans le temps indiqué par l’historien Tschudi ; cet autre déclare hardiment que le lac des Quatre-Cantons, enfermé dans de si hautes montagnes, ne peut être sujet aux tempêtes. Heureux mortel qui n’a pas connu le föhn entre des rochers à pic sur des eaux furieuses ! N’imitons pas leur exemple : ayons quelque confiance dans le livre de la nature, elle aussi a quelque chose à nous apprendre sur les hommes qui nous ont précédés. Emportons avec nous la chanson de Tell sur le bateau à vapeur qui nous mène dans son canton. Qu’un bon choix des critiques y soit même ajouté, afin que notre foi, si nous sommes tenté de croire, soit une foi éclairée. La seule traversée du lac nous prépare à comprendre le poète. Nous sortons du lac proprement dit de Lucerne pour entrer dans celui des cantons forestiers. Laissons à droite le lac d’Alpnach, conduisant dans l’Unterwalden et aux montagnes du Brünig, que nous avons franchies à la suite de l’antique colonie d’Hasli ; voici à gauche le bras de Kussnacht qui mène au chemin creux où Guillaume Tell perça, dit-on, Gessler de sa flèche. Nous doublons les deux pointes de Vitznau et de Buochs, qui se regardent presque face à face. On les appelle les deux nez ; encore quelques tours de roue, les deux nez se rejoignent, comme si le Rigi Scheideck et le Buochserhorn étaient descendus dans l’eau pour s’embrasser. Nous sommes enfermés dans un immense cercle d’eau. C’est le lac intérieur et nourricier des cantons primitifs. Par cette petite mer enfermée, ils communiquaient ensemble ; ces « eaux que nous sillonnons paisiblement furent traversées en tout sens par ces pâtres et laboureurs assiégés dans leurs montagnes ; ils se portaient tantôt d’un côté tantôt de l’autre, suivant que le danger menaçait Schwyz ou l’Unterwalden. Nous pénétrons enfin dans l’Urnersce ou lac d’Urii, qui s’ouvre à notre droite ; au pied de cette montagne, ce pré où nous voyons trois chalets, c’est le Grütli, ou l’on dît que fut prononcé l’immortel serment. Presque vis-à-vis, cette chapelle est construite sur le petit rocher plat où l’on assure que sauta Guillaume Tell durant la tempête. Nous sommes arrivés à Fluelen, saluons le pays d’Uri, le berceau de la liberté. Nous pouvons lire désormais la chanson du héros sur la terre même qui se vante d’avoir été foulée par lui.


« Je suis Wilhelm le Tell, de cœur et de sang héroïques. Avec mon trait, avec ma flèche, j’ai conquis à ma patrie le bien de la liberté, chassé la tyrannie, fait jurer à nos trois cantons amis une solide alliance. »


Comment un arbalétrier avec sa flèche a-t-il pu faire une si grande chose ? « Aucun homme du pays, répond-il par la bouche