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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/817

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qui insista longtemps pour la faire adopter : Goethe était un grand critique. Pensez-vous que tout cet art fût nécessaire pour trouver crédit auprès de ceux qui entendirent les premiers cet étrange récit ? Ces hommes ne se défiaient pas de ce qui passait leur mesure. Ils croyaient : les faits avaient d’autant plus de prise sur leur âme qu’ils étaient plus merveilleux. Otez de la légende de Tell l’histoire de la pomme, vous supprimez ce qui nous oblige le plus à douter de lui ; mais les hommes du XIVe siècle ne l’auraient plus trouvée digne de leur souvenir. Je le répète, ce qui autrefois faisait de Wilhelm un héros en fait un mythe aujourd’hui.

En vain serions-nous tentés de maudire la critique ; ici elle nous accable vraiment de ses objections. Le coup de flèche merveilleux figure dans une foule de chroniques ou de chants populaires avant l’époque où l’on place généralement Guillaume Tell. — Un roi d’Islande contraint Egil l’archer de viser une pomme sur la tête de son fils. Palnatoke, appelé par le chroniqueur latin Toko, pour obéir au roi de Danemark, place une pomme sur la tête de son fils, et l’abat d’un coup de flèche. Même histoire est racontée d’Endride aux larges pieds, archer de Norvège ; seulement la pomme est remplacée par une figure du jeu d’échecs. Heming, des îles d’Héligoland, enlève par ordre du roi une noisette du haut de la tête de son frère. La pomme avec tous les détails obligés reparaît dans l’aventure de Cloudesly, un archer des ballades anglaises. Dans le Palatinat du Rhin, le sorcier-archer Puncler est obligé de fournir le même tour d’adresse avec un denier. — De compte fait, nous avons six Guillaume Tell dans l’Europe septentrionale avant l’avènement du héros suisse. M. Huber, de l’université d’Inspruck, ne s’en contente pas ; il en a trouvé huit. Remarquez bien que presque partout l’archer se met à la distance de cent vingt pas, qu’il cache ordinairement une seconde flèche dans sa poitrine, et que le tyran lui demande à point quel usage il en prétendait faire ; alors l’archer ne manque pas de lui répondre que, dans le cas où le premier coup eût été malheureux, le second lui était destiné. Le peuple est comme un éditeur infatigable des mêmes légendes, ou plutôt il invente peu, il retrouve. Entre tous ces récits, quel est le véritable ? Aucun peut-être, et le mot le plus vrai sur l’histoire de la pomme a été dit par Willimann, qui a soulevé le premier la question à voix basse en quelque sorte et dans une lettre à un ami. « Apparemment cette fable a pris son origine dans une façon de parler du vulgaire, qui, voulant donner une haute idée de l’habileté d’un archer, dit qu’il abattrait d’un coup de flèche une pomme placée sur la tête de son fils sans le blesser. »

Si l’épisode de la flèche est de pure invention, il faut reconnaître